Agriculture
Quand le blé des internautes permet aux agriculteurs de réaliser leur rêve

De plus en plus de paysans ont recours au financement participatif pour mettre sur pied leur projet, diversifier voire même sauver leur exploitation. Mais comment réussir à lever les fonds nécessaires? Voici quelques précieux conseils.

Quand le blé des internautes permet aux agriculteurs de réaliser leur rêve

C’est le terme un brin barbare et imprononçable qui fait beaucoup parler de lui: le crowdfunding fait des émules en Suisse. Derrière ce mot anglais, pouvant se traduire par «financement participatif» (crowd voulant dire foule et funding financement), se cache une nouvelle forme d’entraide galvanisée par internet et les réseaux sociaux. L’idée est de demander directement aux internautes du monde entier de l’argent pour monter son projet, où qu’il se trouve.
Le concept en tant que tel n’est pas nouveau. «De nombreuses coopératives agricoles à leur origine en faisaient sans le savoir, rappelle Mirjam Hofstetter, porte-parole de l’Union suisse des paysans (USP). En tant que sociétaire de ces coopératives, on participait à son financement et on bénéficiait d’avantages spécifiques.» Mais aujourd’hui, les moyens à notre disposition et le nombre de contributeurs ont bien changé. Tout le monde peut tenter sa chance. Il est possible de demander un coup de pouce aux habitants du monde entier pour financer l’achat d’une ferme à Uri ou d’un carnotzet en Lavaux, mais aussi de sauver son exploitation en quelques clics, par le biais d’une myriade de sites internet proposant ce service.

Recherche de profit secondaire
Comment s’y retrouver et surtout parvenir à ses fins? La clé semble être la créativité dans la présentation de son projet grâce à un texte, des images ou des vidéos suffisamment intrigantes pour inciter les visiteurs du site à cliquer dessus. Et idéalement à verser un montant plus ou moins conséquent, le tout dans un nombre de jours fixé par la plate-forme au préalable. L’enjeu est de taille: il ne faut ni demander trop ni pas assez d’argent, au risque de voir son projet échouer. «Si le montant n’est pas atteint, le porteur du projet ne recevra rien du tout», précise Céline Fallet du site wemakeit, l’un des plus connus en Europe. À chaque fois, les plates-formes, jouant le rôle d’intermédiaires dans ces transactions, prélèvent des commissions (entre 5 et 10%).
Sur ces sites, les actionnaires en devenir ne cherchent pas à faire des profits à tout prix, mais plutôt à financer des projets innovants ou des produits souvent inédits en lesquels ils croient, parfois contre de petites contreparties. Certains initiants leur proposent de parrainer une chèvre et de recevoir en échange des fromages faits maison. D’autres les allèchent avec des saucissons ou des centaines d’œufs offerts durant trois ans contre un don, en fonction du montant.
Sentant l’intérêt pour ce nouveau mode de financement grandir, la centrale de vulgarisation Agridea a organisé un cours à ce sujet en 2015, sur demande d’agriculteurs suisses alémaniques essentiellement. Elle souhaitait expliquer le fonctionnement de ces collectes, alternative aux crédits d’investissement, aux hypothèques ou au cautionnement, aux entrepreneurs locaux. Une vingtaine de personnes y ont participé. «On pensait que ce cours susciterait plus d’intérêt, reconnaît Esther Thalmann, d’Agridea. Le financement participatif n’était pas encore très connu chez nous.» Tobias Anliker, collaborateur à l’Institut agricole de Fribourg, était dans la salle. «On ne sent pas encore une grande demande dans le canton de Fribourg, relève-t-il, soulignant qu’il faut bien calculer la rentabilité de son projet avant de se lancer. Le crowdfunding est intéressant pour les personnes innovantes, pas encore pour tout le monde. Il faut oser vouloir vendre une tuile de notre nouvelle écurie à une personne voulant acheter du fromage, non?» La pudeur des agriculteurs, ne souhaitant pas scénariser leur histoire personnelle, serait aussi un frein, estime le conseiller agricole.
Le phénomène prend toutefois de l’ampleur année après année. Comment expliquer cet engouement? Le fait que le risque financier ne soit pas grand incite les initiants à lancer des concepts étonnants, qui n’auraient peut-être pas reçu l’appui des banques. Le crowdfunding permet de former une communauté autour de son projet, lui faisait gagner en notoriété. Le soumettre à l’avis d’une myriade de personnes d’âges différents et de toutes catégories sociales donne aussi l’occasion de faire une étude de marché. Certains agriculteurs sont d’ailleurs parvenus à tirer leur épingle du jeu, comme le Grison Jürg Wirth. Il est parvenu à collecter près de 58 000 francs en 2014 pour acheter la ferme qu’il louait depuis huit ans.

Environ 60% de réussite
Depuis 2012, la plate-forme wemakeit a par exemple permis la réalisation de 2100 projets dans le pays. L’an dernier, elle a levé à elle seule plus de 22 millions de francs, pour mettre sur pied des initiatives aussi diverses que la création de son propre saucisson ou l’ouverture d’épiceries de produits en vrac. En 2012, l’argent collecté par ce site était de 1,25 million de francs. Deux ans plus tard, on estime que la somme totale récoltée dans le pays par ces plates-formes dépasse les 14 millions. «En 2016, 974 projets ont été lancés sur wemakeit, dont treize uniquement dans le domaine de l’agriculture contre cinq en 2015, détaille Céline Fallet; 617 d’entre eux ont réussi à récolter les fonds nécessaires à leur réalisation.» Cela a donné des idées à des entreprises suisses, qui ont créé leur propre plate-forme, comme la fribourgeoise Suricate Solutions qui a mis en ligne sa plate-forme Goheidi.ch il y a trois ans. En général, le taux de réussite de ces sites avoisine les 60%. L’un des plus connus en Europe, wemakeit, affiche même un score de 65% de projets financés entièrement.
L’argent ne tombe cependant pas du ciel et l’investissement personnel doit être maximal pour espérer mettre toutes les chances de son côté, sans être certain de parvenir à récolter la somme demandée. «Certains porteurs de projets nous ont confié avoir versé de leur poche le montant restant pour atteindre leur objectif, confie Esther Thalmann, qui a recueilli des témoignages d’agriculteurs ayant tenté l’expérience. Le crowdfunding est une démarche très sympa mais qui prend énormément de temps. Il faut être très actif sur les réseaux sociaux, par exemple, pour que cela fonctionne, tous n’en sont pas conscients.»
Pour l’heure, l’USP peine à estimer l’ampleur qu’a cette démarche auprès des agriculteurs. «C’est certainement encore marginal, conclut Mirjam Hofstetter. Nous avons effectué une information en interne auprès de ses membres sur cette possibilité de financement, pas adaptée à tous les projets. Mais dans les domaines de la vente directe, de la fourniture de produits et de services spécifiques avec une haute valeur sociale, il offre des perspectives intéressantes.»

+ D’infos www.wemakeit.com, www.goheidi.ch, www.100-days.net.

Texte(s): Céline Duruz & Clément Grandjean
Photo(s): Clément Grandjean/DR

Des sites spécifiques pour les agriculteurs

En France, le financement participatif est utilisé dix fois plus qu’en Suisse. Les plates-formes proposant de lancer son projet sont légion. Du coup, elles commencent à se diversifier. Des sites spécialement conçus pour les agriculteurs et les personnes œuvrant dans le domaine de l’alimentation ont même vu le jour, comme MiiMOSa.com en 2014 et Cocoricauses  prochainement. Depuis sa création par Florian Breton, qui est lui-même le petit-fils de viticulteurs, MiiMOSa a déjà accompagné quelque 400 porteurs de projets, que ce soient des exploitants, des coopératives agricoles ou encore des associations. En tout, plus de 2 millions d’euros de dons ont été récoltés grâce à ce site, mis en avant par le Ministère de l’agriculture. Selon divers médias hexagonaux, le financement participatif en France ne représente cependant qu’une infime part des prêts accordés jusqu’ici, à peine 0,3% du montant total, selon les données de 2014, même si ce type de financement est en essor constant.

En chiffres

Le crowdfunding en Suisse, c’est:
27,3 millions de francs recueillis en 2015 via des démarches de financement participatif, lors de 1342 campagnes.
73% d’augmentation de dons enregistrés en 2015 par rapport à 2014, selon la Swiss Crowdfunding Association (SCA).
65 millions de francs récoltés en six ans grâce à ce système, selon la SCA.
Plus de 90 000 internautes ayant déjà soutenu ce type de projet l’an dernier.
Près de 40 plates-formes.

Témoignages

Famille Mottiez, Collonges (VS) Le crowdfunding pour sauver une ferme laitièrefamille mottiez crowdfunding

C’est en 2014 que Steve Mottiez s’est rendu à l’évidence: «Après plusieurs années difficiles, la situation était devenue invivable. Le lait d’industrie ne suffit plus à faire vivre notre petite exploitation.» Il faut trouver une solution pour financer une réorientation. Leur objectif? Se lancer dans la fabrication de fromage pour valoriser le lait de leurs 40 vaches et créer une boutique à la ferme. Mais vers qui se tourner pour  réunir le montant nécessaire aux ­transformations? «Les services cantonaux de l’agriculture ne pouvaient rien faire pour moi, raconte le Valaisan. Les banques non plus. Et je ne voulais pas solliciter ma famille, qui m’a déjà bien aidé. En me renseignant sur internet, j’ai découvert le «crowdfunding» et j’ai décidé de tenter l’expérience.» Marjolaine et Steve Mottiez choisissent la plate-forme wemakeit pour mener à bien leur recherche de fonds. La règle est stricte: la campagne dure trente jours, et pas un de plus. Si le montant final n’est pas à la hauteur des attentes, tout repart chez les investisseurs. «D’abord, c’était plutôt calme, se souvient Steve Mottiez. À une semaine du terme du crowdfunding, il nous manquait encore la moitié de la somme. Mais notre histoire a intéressé les médias locaux. Après quelques articles et sujets télévisés, la campagne a décollé!» Steve Mottiez est encore ému lorsqu’il évoque les dons, les messages d’encouragement et les téléphones d’anonymes qui souhaitent aider le projet familial à voir le jour. Par contre, il a aussi constaté une certaine jalousie de la part de certains de ses confrères. Le montant réuni, il ne reste plus qu’à se mettre au travail: «C’est là que tout commence vraiment. Par respect pour les investisseurs, j’ai tendance à vouloir avancer trop vite et à me mettre de la pression. Mais si cela prend plus de temps que je ne le souhaiterais, les travaux avancent.» Le local qui abritera la fromagerie est presque terminé, et le site internet devrait voir le jour à la fin du mois. Quant à Marjolaine, elle est partie en Italie pour se former à la fabrication de la mozzarella, l’un des produits de niche sur lesquels compte la petite famille. «Le crowdfunding m’a aussi montré que les gens s’intéressent à ce qui se passe sur une exploitation, ajoute Steve. On pourrait diminuer le nombre de bêtes et proposer des visites.» Autant de perspectives qui n’auraient pas été imaginables voilà encore un an.


crowdfunding Ferme de la Touviere MeinierFerme de la Touvière, Meinier (GE) La «cheese bank», un placement savoureux

Le hameau de la Touvière est en ébullition: 27 chèvres toggenbourgs viennent de prendre leurs quartiers dans une étable fraîchement aménagée. Sur cette exploitation bio de la campagne genevoise, on cultivait déjà légumes, fruits, vigne et céréales. Bientôt, la boutique de la ferme pourra aussi proposer des fromages frais, des pâtes dures et de la ricotta 100% locale. Lancé par quatre jeunes ­Romands, le projet est entièrement financé par les internautes. Ce n’était pas le but premier: «On pensait trouver des moyens auprès des banques, des services agricoles et du grand public, dit Grégoire Czech. Mais la recherche participative a fonctionné de manière si impressionnante que nous n’avons pas eu besoin d’autres sources d’argent!» Plutôt que de faire appel à un site internet spécialisé, qui impose un délai précis et prélève un pourcentage sur le montant obtenu, les jeunes chevriers ont préféré créer leur propre modèle d’investissement. Ce qui leur a permis de multiplier les possibilités de soutien: «On peut parrainer l’une de nos chèvres, souscrire à l’avance un abonnement pour des fromages, nous faire un don sans contrepartie ou encore venir nous donner un coup de main pour réaliser des travaux, énumère Grégoire Czech. Enfin, il est aussi possible de nous faire un prêt en plaçant son argent à la «cheese bank»! Le principe est simple: vous recevrez des fromages en intérêt, à hauteur de 4% du montant investi.» Inutile de dire que cette formule originale séduit: pour l’instant, elle a permis aux chevriers de la Touvière de récolter 122 500 francs de prêts, et ce n’est pas fini. Pour gérer efficacement de telles sommes, les quatre jeunes paysans se sont assurés les services d’un comptable et ont peaufiné un business-plan en béton. Avec l’arrivée des chèvres, tout se précise. Dans un mois, les premiers fromages sortiront des cuves flambant neuves et permettront à la coopérative de prendre peu à peu sa vitesse de croisière. Elle devrait tourner à plein régime en 2019, avec un cheptel de 60 chèvres laitières. Du côté des revenus, Grégoire et ses complices comptent surtout sur la vente directe et sur quelques marchés de la région genevoise. D’ici là, ils ont encore besoin de votre soutien!
+ D’infos www.touviere.ch


Fromagerie Biolait, Ferreyres (VD) Quatre producteurs unis derrière un fromage

crowdf-2Ils sont quatre agriculteurs du pied du Jura à travailler main dans la main. Alice Giclat, Étienne Clerc, François Devenoge et Patrick Affolter poursuivent un seul but: créer une structure consacrée à la valorisation du lait bio dans la région. C’est au mois de septembre dernier que les dynamiques Vaudois ont annoncé leur plan: «Nous avons décidé de fonder notre fromagerie et de nous lancer dans la fabrication d’un fromage à tartiner, résume Étienne Clerc, président de la jeune société baptisée Biolait. Il faut dire que ce produit, qui est largement consommé en Suisse, n’est généralement pas produit dans le pays.» Le fromager Clément de Conto peaufine encore la recette du fromage, qui sera proposé en plusieurs déclinaisons au fil des saisons. Il a déjà un nom: Mon Tendre. À chaque étape de leur projet, les fondateurs de Biolait ont su s’entourer d’experts. Ainsi ont-ils approché Prométerre au moment d’établir un business-plan, puis mandaté une entreprise de communication pour créer un site internet fonctionnel. «Nos calculs montrent que le projet est viable économiquement, note Étienne Clerc. Mais ce n’est pas cette seule certitude qui va nous aider à construire une fromagerie. Nous avons besoin de moyens financiers. Nous avons alors pensé au crowdfunding.» Le montant récolté auprès d’internautes de toute la Suisse romande aidera les quatre entrepreneurs à assurer le lancement de leur fromage à tartiner, d’abord dans un local provisoire, puis dans une fromagerie qui sera construite à Ferreyres. Pour commencer, 600 000 litres de lait bio seront transformés chaque année, avec l’objectif de grimper à plus d’un million de litres lorsque la fromagerie aura atteint sa vitesse de croisière. L’initiative de Biolait inspire-t-elle d’autres agriculteurs de la région? «Pas vraiment. On nous regarde plutôt avec scepticisme. Mais nous sommes optimistes, notre fromage est délicieux et les gens sont toujours plus sensibles aux produits locaux.» Rendez-vous dans quelques semaines pour déguster le Mon Tendre!
+ D’infos www.fromageriebiolait.ch