Reportage
Les arbres abîmés sont un refuge pour une microfaune insoupçonnée

Les arbres recelant dans leur tronc ou leurs branches des cavités font désormais l’objet d’une attention particulière. Sur les hauts d’Orvin (BE), le Parc Chasseral les inventorie depuis bientôt deux ans.

Les arbres abîmés sont un refuge pour une microfaune insoupçonnée
L’air est chargé d’odeurs de pin. Le soleil ne parvient pas tout à fait à percer la végétation, mais il frappe les falaises et fait chauffer le versant sud du Chasseral. La chaleur n’a pas empêché Lucas Wolfer d’enfiler ses lourdes bottes de marche et d’épais pantalons de forestier. Le collaborateur pour les projets «Espèces et habitats» du Parc régional Chasseral a passé plusieurs mois dans les forêts d’Orvin (BE) à repérer des arbres fendus, creux ou couverts de lichen. Aujourd’hui, l’heure est venue de les marquer afin d’assurer leur protection.Ces estropiés de la forêt n’ont pas forcément les faveurs des bûcherons, mais ils abritent de nombreuses espèces d’insectes, de petits mammifères et d’oiseaux dans leurs cavités. «Celles dites à terreau sont particulièrement intéressantes. Ce sont des trous situés dans le tronc ou les branches des arbres. Au fil du temps, elles se sont remplies de matière organique. C’est l’habitat privilégié de nombreux coléoptères, relève Lucas Wolfer. Nous avons récemment fait un inventaire avec des spécialistes et trouvé plus de 500 espèces, dont une, Anitys rubens, qui n’avait jamais été observée en Suisse!»

H bleu synonyme de protection
Le jeune ingénieur en gestion de la nature a relevé la position des arbres-habitats qu’il va aujourd’hui marquer d’un «H» peint en bleu de chaque côté du tronc. «Notre but, ce n’est pas d’aller à l’encontre de l’exploitation forestière, explique Lucas Wolfer. Les coupes ont leur place, mais certains arbres méritent d’être conservés.» À l’heure actuelle, le canton de Berne ne prévoit pas d’indemnisation pour ces arbres. Des discussions sont en cours, mais dans l’attente d’un soutien étatique comme cela se pratique déjà dans d’autres cantons (Fribourg, Vaud), le Parc régional Chasseral propose aux propriétaires de les marquer. «Pour l’instant, personne n’a encore refusé ce marquage, se réjouit le collaborateur du parc. Les gardes forestiers commencent aussi à être sensibles à cette thématique. Certains nous signalent même des arbres à haute valeur écologique.»

Jumelles autour du cou et bidon de peinture à la ceinture, l’ingénieur s’enfonce dans les sous-bois. Après quelques minutes de marche, il lève la tête pour s’assurer que l’imposant hêtre qui se trouve devant nous est bien celui sur lequel il a repéré une cavité l’hiver dernier. «Les relevés se font entre novembre et mars, explique-t-il. Quand les feuilles repoussent, il est parfois difficile de retrouver certains éléments en hauteur, comme des loges de pic.»

Un coup de brosse métallique pour enlever la mousse, et quelques traits au pinceau plus tard, le feuillu est marqué d’un H bleu. «Dans le langage forestier, le bleu est synonyme de protection, signale Lucas Wolfer. Mais il arrive qu’on nous interpelle, car les promeneurs ne comprennent pas toujours pourquoi on marque ainsi des arbres. Ils craignent qu’on les abatte. D’où l’importance d’expliquer notre démarche.»

Une démarche systématique
Lucas Wolfer a déjà inventorié 5000 arbres de la région pouvant prétendre à la qualification d’arbre-habitat. Environ le quart de ce premier inventaire sera effectivement signalé par un H protecteur. Le Parc régional Chasseral essaie de conserver au moins un arbre par hectare dans les secteurs recensés. Cette densité permet de créer un réseau dans lequel les différentes espèces animales peuvent se déplacer. Selon les spécialistes, il faudrait protéger dix fois plus d’arbres pour atteindre une concentration idéale. Un chiffre difficile à atteindre avec les forces actuellement chargées de ce recensement. L’ingénieur consacre quelques centaines d’heures par an aux relevés, avec l’objectif de couvrir au minimum 300 hectares  forestiers dans ce laps de temps. «Certains secteurs sont tout de même plus denses en termes d’arbres-habitats. C’est le cas par exemple des endroits raides et peu exploités où les arbres atteignent un diamètre important. Le pied des falaises est aussi intéressant, car les arbres sont souvent endommagés par des chutes de pierres.»

Le Parc Chasseral a publié une fiche technique permettant d’évaluer ces arbres. «Les gardes forestiers savent  repérer ces habitats. Mais nos relevés sont plus scientifiques et ils nous permettent de comparer les résultats par secteur.» Le Parc a également posé une série de panneaux explicatifs à Orvin et au Mont-Sujet afin d’informer les habitants de la région et les visiteurs de passage des actions de terrain menées autour des arbres-habitats.

Ces deux premières années d’observation ont ainsi confirmé que la densité en arbres-habitats est plus élevée en pâturages boisés que dans les forêts exploitées. L’analyse a également démontré que les feuillus sont plus riches en microhabitats que les résineux. Les tas de bois mort ou les billes de bois couchées sont également des refuges pour la microfaune. «Nous avons encore en Suisse cette mentalité du propre en ordre, lâche Lucas Wolfer avec un sourire. Mais les choses ont déjà commencé à changer dans le monde forestier. Les professionnels comprennent que ces vieux arbres et la biodiversité qu’ils accueillent permettent de rendre la forêt plus forte.»

+ D’infos Le Parc régional Chasseral va publier ce mois quatre reportages vidéo sur le thème des arbres-habitats. Ce travail est accessible en ligne à l’adresse https://qrco.de/arbreshabitats

Texte(s): Vincent Jacquat
Photo(s): Vincent Jacquat/DR

Questions à...

Thibault Lachat, professeur d’écologie forestière à la Haute École spécialisée bernoise

La notion d’arbre-habitat est assez récente pour le grand public. Qu’en est-il dans le monde de la recherche?
Les premiers travaux concernant ces arbres ont démarré en Suisse au milieu des années 2000. Le monde forestier s’est toujours intéressé au bois mort ou aux cavités, mais ces structures étaient enregistrées comme des dégâts. C’est surtout la manière de les considérer qui a changé aujourd’hui.

Dans quel sens?
On parle de protéger des arbres particuliers, alors que toute la politique de protection et de subventionnement se fait normalement en termes de surface forestière. En 2015, l’Office fédéral de l’environnement a fixé aux cantons des critères de dédommagements pour encourager la protection des arbres-habitats. C’est une date charnière.

L’Office fédéral de l’environnement a aussi donné un objectif de trois à cinq arbres-habitats par hectare. Selon vous, est-ce un nombre suffisant pour permettre aux espèces de se déplacer?
Il faut bien avouer qu’on sait encore peu de choses. Par exemple, nous avons longtemps pensé que le scarabée pique-prune (Osmoderma eremita) pouvait se déplacer de quelques dizaines, voire centaines de mètres. De nouvelles estimations parlent aujourd’hui de plus d’un kilomètre. Plus on étudie certaines espèces, plus on se rend compte qu’elles sont très mobiles! Elles semblent donc être davantage limitées par leur habitat que par leurs capacités de mouvement.