Agriculture
Pour assurer son avenir, le CBD suisse doit mieux structurer sa filière

Le cannabis en plein champ représente indéniablement une opportunité pour les agriculteurs suisses. Sous réserve d’affermir les conditions d’accès à un marché qui souffre de nombreuses zones floues.

Pour assurer son avenir, le CBD suisse doit mieux structurer sa filière

Le cannabis CBD, François Devenoge en fait pousser depuis des années, à l’extérieur comme en tunnel. «Le chanvre fait partie de la tradition agricole suisse et l’essor de sa consommation, telle quelle ou sous forme d’extraits de sa substance active, le cannabidiol (ndlr: CBD), représente un réel potentiel pour l’agriculture, estime le paysan de Dizy (VD). Mais l’absence d’organisation de la filière sur le plan national est devenue un réel problème, surtout avec l’arrivée de produits étrangers qui ont provoqué un véritable effondrement des prix.»

 

Expérience amère

Si l’agriculteur continue à tirer un revenu d’appoint intéressant de son CBD – essentiellement en le vendant à une entreprise genevoise qui le transforme et le commercialise elle-même – certains de ses collègues se sont lancés en consentant un investissement de base assez important et ont dû céder leur récolte à des prix ne couvrant que difficilement leurs coûts de production. Et se sont promis qu’on ne les y reprendrait plus… «Vendre notre cannabis à un producteur d’huile essentielle s’est avéré impossible à cause de teneurs en CBD trop faibles pour l’extraction, déplore ce paysan vaudois qui préfère rester anonyme – écœuré au point de ne plus vouloir voir son nom associé à la plante. Et la commercialisation sous forme de sachets de fleurs s’est heurtée à un marché devenu très concurrentiel… et à de grosses lacunes de gestion de la part de celui qui était alors notre partenaire commercial.»

Subtilités techniques à maîtriser, qualité irréprochable indispensable pour accéder aux meilleurs débouchés, manque de gouvernance dans une filière où tout le monde ne fait pas preuve de professionnalisme: autant de problèmes que Ludovic Piccot a lui aussi immédiatement identifiés en se penchant sur la question. «Il y a une lacune flagrante en informations de qualité centralisées et beaucoup de confusion», relève le spécialiste en production végétale chez Agridea.

En termes agronomiques, note-t-il, la culture du CBD ne pose pas de gros défis en dépit de sa faible densité, propre au chanvre destiné à l’extraction (ndlr: 1 plante/m2), qui peut favoriser l’érosion et nécessite paillage ou couvert pour limiter le sarclage. «Mais produire du cannabis riche en huile essentielle demande une grande précision technique – et surtout, le traitement postrécolte exige beaucoup de travail et de logistique.» Et peut occasionner quelques soucis de voisinage en raison des fragrances caractéristiques du chanvre. «C’est aussi un élément à prendre en compte dans le tableau général», admet Ludovic Piccot.

 

Le chanvre comme le tabac?

Pour les producteurs, le problème le plus saillant n’en reste pas moins celui de la commercialisation de la récolte. «Dans l’ensemble, il n’y a aucune maîtrise de la chaîne d’approvisionnement à quelque niveau que ce soit dans le marché du CBD suisse», analyse Alain Schacher. Avec une expérience de 32 ans chez British American Tobacco (BAT) où il gérait précisément la supply chain, le directeur d’Agropôle Molondin (VD) connaît bien la thématique. «Comme pour le tabac, il faudrait que les paysans fassent pousser des volumes correspondant à une demande établie précisément par contrat à un prix défini en amont, dans un cadre technique fixe et une chaîne totalement uniformisée de la graine au consommateur. Pour cela, une étude approfondie du marché est nécessaire, mais je ne crois pas que ces informations soient disponibles à ce jour.»

La question d’un encadrement étatique de la filière se pose, estime le Vaudois, avec des quotas de production et des prix officiels. «Et l’agriculteur devrait rester propriétaire de sa récolte, précise-t-il encore. Les contrats de location de parcelles avec prise en charge complète de la culture et de
la postrécolte par l’acheteur ont souvent pour résultat de laisser l’agriculteur avec des quantités importantes de chanvre invendu sur les bras.»

 

Miser sur la qualité

La concurrence étrangère, mais aussi l’assujettissement légal différencié du CBD selon qu’il sert à produire des fleurs pour la consommation directe ou des extraits de la substance active – un casse-tête, d’autant que l’extraction ne peut se faire que par un pharmacien agréé – appuient évidemment ce besoin de sécuriser un tableau global qui n’a de filière que le nom. Et de miser sur une qualité supérieure de la production indigène.

Autorisés au printemps dernier par la Confédération, les essais pilotes de commercialisation de chanvre THC (dont les modalités de culture et de transformation sont identiques à celles du CBD) sont tombés à la fois comme un encouragement à persévérer dans la voie du cannabis et à mieux en structurer le cadre général. Car l’OFSP a recommandé que les producteurs et entreprises souhaitant se lancer soient certifiés ISO 9001… ou Swiss Certified Cannabis; créé en 2019 par la Communauté d’intérêt Chanvre (CI Chanvre), ce dernier label ne regroupait jusqu’alors que trois producteurs et deux transformateurs-distributeurs. «Depuis cet été, 43 demandes de labellisation nous sont parvenues, relève Tom Krisper, secrétaire exécutif de la CI Chanvre (voir l’encadré c-contre). Et plus d’une centaine de chanvriers ont adhéré à notre structure.»

«L’avenir du chanvre suisse reste conditionné à de nombreuses questions encore ouvertes, mais la création de valeur ajoutée qualitative semble bien en être un pivot incontournable», acquiesce Ludovic Piccot. Et si les producteurs donnent l’impression d’être favorables à une clarification du tableau, la vulgarisation n’entend pas rester en rade. Agridea organise ainsi le 18 janvier à l’institut agricole de Grangeneuve (FR) une journée d’information sur la question, à laquelle participeront notamment Alain Schacher et Tom Krisper. «Ce sera surtout l’occasion de préciser les besoins et de susciter l’échange d’informations, précise le collaborateur scientifique d’Agridea. Les étapes ultérieures pourraient être par exemple la rédaction d’une fiche technique ou un cours en plein champ. Le marché est là, il serait dommage que notre agriculture n’y trouve pas sa place et que des entreprises suisses de la branche ne recourent qu’à de la matière première importée.»

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): Blaise Guignard

Questions à Tom Krisper, secrétaire exécutif de la Communauté d’intérêt Chanvre

Que signifie Swiss Certified Cannabis?

C’est un label de qualité créé par la CI Chanvre en 2019, le premier du genre pour un cannabis suisse, cultivé sans produits de synthèse, valable deux ans sous contrôle d’un organe indépendant. Il peut être attribué aux producteurs, ainsi qu’aux transformateurs et aux distributeurs qui souhaitent eux-mêmes commercialiser du chanvre labellisé.

De quoi s’opposer efficacement aux produits importés?

En tout cas, il répond à une demande des consommateurs eux-mêmes, selon une étude effectuée par la CI Chanvre. Mais il est certain que de grands revendeurs vont continuer à s’approvisionner à l’étranger en ne considérant que la question du prix.

Comment voyez-vous l’évolution du marché suisse du cannabis?

Difficile de faire des pronostics, tant il est mouvant! Le pire scénario serait d’assister à une légalisation totale du chanvre, y compris du THC, associée à une non-réglementation des importations. On verrait alors une arrivée massive de produits américains et canadiens. Mais je reste optimiste quant aux perspectives ouvertes aux producteurs suisses.

+ d’infos ighanf.chswiss-certified-cannabis.ch