Point fort
Piloter entre les nuages d’orage pour tenter de lutter contre la grêle

Réduire les dégâts, et donc les coûts dus aux intempéries, c’est la mission du seul avion antigrêle de Suisse. Si la méthode séduit certains assureurs, un gros doute plane encore quant à son efficacité.

Piloter entre les nuages d’orage pour tenter de lutter contre la grêle

Les lourdes portes métalliques glissent dans leurs rails, laissant entrer un flot de lumière dans le hangar. Face à l’ouverture, prêt au départ, un Cessna blanc frappé de grandes lettres bleues: «Hagelflieger». Nous sommes sur l’aérodrome de Birrfeld (AG), où est stationné le seul avion antigrêle de Suisse. Il est 16 h et la fin de journée s’annonce mouvementée. «Ne vous fiez pas au ciel bleu que l’on voit au-dessus de nous, nous avertit Frank Kasparek en s’approchant de l’appareil. Les cellules orageuses les plus violentes sont souvent de taille réduite.» Quatre pilotes sont engagés par la Bâloise, la compagnie nationale d’assurance qui a lancé ce projet en 2018, et c’est Frank Kasparek qui les a formés. Spécialiste de cette méthode, qu’il pratique depuis plus de quinze ans en Allemagne et aux États-Unis, il est également à la tête d’une flotte de sept avions antigrêle basés dans le Bade-Wurtemberg. Cette fois, c’est dans la région du lac de Bienne que va se dérouler la mission.

 

Vaccination aérienne

L’appareil glisse lentement vers le tarmac. De chaque côté de la carlingue, un cylindre métallique. «Ces réservoirs contiennent un mélange d’acétone et d’iodure d’argent, explique Frank Kasparek en vérifiant le niveau du liquide. Je me place en dessous de la zone la plus active de l’orage, où je largue le produit de traitement que le courant ascendant porte naturellement au cœur du nuage. Les gouttelettes d’eau en suspension s’accrochent alors aux particules d’iodure d’argent, créant de petits grêlons qui provoqueront moins de dégâts au sol que de gros blocs de glace. C’est ce que l’on appelle «vacciner» le nuage.» La procédure prend entre quarante-cinq minutes et deux heures, durant lesquelles le Cessna tourne à vitesse réduite sous la formation orageuse. Une opération sans risque, si l’on en croit le pilote: «Il m’est arrivé une seule fois de devoir faire demi-tour face à des vents trop tempétueux.»

 

Efficacité controversée

Pas de danger donc, ni pour le pilote ni pour l’environnement au vu de la concentration très faible du produit utilisé. Reste à savoir si la méthode est véritablement utile. «On constate un effet sur l’impact des orages de grêle après le passage de l’avion, assure Thomas Schöb, membre du comité de direction de la Bâloise Assurances. Mais nous manquons encore de connaissances pour évaluer précisément l’efficacité de ce procédé. Un projet de recherche est en cours, en partenariat avec l’École polytechnique fédérale de Zurich: les scientifiques réalisent des tests grandeur nature dans une chambre froide, pour observer l’évolution des cristaux de glace en formation lorsqu’on diffuse de l’iodure d’argent. Ils mettent aussi au point des modèles météorologiques qui permettent de simuler divers types d’orages.»

L’usage d’iodure d’argent pour ensemencer les nuages orageux ne date pas d’hier: c’est ce même composé chimique que l’on propulse dans les fusées antigrêle depuis les années 1940… Ou que l’on propulsait, plutôt: la science ayant prouvé l’inefficacité de la méthode, elle n’est presque plus utilisée aujourd’hui. Si le scepticisme prédomine donc chez les professionnels de la météo (voir l’encadré ci-dessous), on constate un consensus autour de la nécessité de tester en conditions réelles ce mode de dispersion aérienne, sur lequel on dispose encore d’un recul réduit.

 

Un avion pour tout le pays

Malgré les doutes, la Bâloise Assurances annonce vouloir prolonger la phase de test de son avion: «Le montant des dégâts de la grêle s’élève souvent à plusieurs dizaines, voire centaines de millions de francs par an, souligne Thomas Schöb. Même si cette méthode ne permettait de réduire la facture que de 10%, cela vaudrait déjà la peine. Chez nos voisins, on n’a pas attendu les résultats d’études prouvant l’efficacité de la vaccination aérienne pour investir: financés par des assureurs ou par des sociétés agricoles, une dizaine d’avions volent en Allemagne, autant en Autriche, ainsi que dans plusieurs pays du sud et de l’est de l’Europe.

En Suisse, tout reste à inventer si l’on entend agir rapidement sur l’entier du territoire: «Depuis Birrfeld, on peut intervenir du Jura au lac de Constance, relève Frank Kasparek. Il faudrait trois ou quatre avions pour pouvoir couvrir tous les orages.» Des discussions seraient d’ailleurs en cours avec l’aérodrome de Payerne (VD), qui constituerait une base idéale en Romandie. Un autre facteur déterminera l’avenir de l’avion antigrêle: le changement climatique, qui pourrait avoir un impact sur la fréquence et l’intensité des épisodes orageux. «Les trois dernières années ont été plutôt pauvres en grêle par rapport à la moyenne, indique Thomas Schöb. Est-ce annonciateur d’une réduction globale de ces événements? Il est trop tôt pour le dire.»

L’hélice du monomoteur tourne à plein régime. Harnaché dans son siège, Frank Kasparek nous adresse un signe de la main alors que le Cessna se met en mouvement sur la piste de décollage. Dans quelques minutes, il virevoltera au cœur de l’orage.

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Clément Grandjean

Record d'orage en 2021

110 millions de francs: c’est la somme que va débourser Suisse Grêle pour indemniser les exploitants assurés après une saison marquée par des épisodes de grêle extrêmes. Entre les mois de juin et de juillet, ils ont provoqué des diminutions de rendement importantes, voire des pertes totales de récoltes dans tout le pays. «Ces indemnisations record représentent plus de deux fois le montant des primes de l’année», note Esther Böhler, porte-parole de la coopérative d’assurance spécialisée dans les risques naturels pour l’agriculture.

Questions à Lionel Fontannaz, prévisionniste chez MétéoSuisse

Quel effet a la diffusion d’iodure d’argent dans un nuage où des grêlons sont en train de se former?

Dans un nuage, on trouve de l’eau sous trois formes: glace, vapeur et eau surfondue. Cette dernière est dans un état liquide, mais à une température qui peut atteindre -40°C. Lorsqu’elle rencontre un grain de poussière ou un glaçon, elle s’y accroche et gèle. Ce principe de lutte consiste à injecter des grains supplémentaires pour créer beaucoup de petits glaçons plutôt que peu de gros grêlons.

La méthode ne fait pas l’unanimité…

Au vu des dégâts que peut faire la grêle dans les campagnes, il est légitime d’essayer d’agir, mais l’efficacité de l’avion antigrêle est relativement aléatoire. Cela ne veut pas dire qu’elle est nulle, mais on attend encore des résultats probants.

Peut-on vraiment mesurer l’effet de ce procédé sur le terrain?

C’est très difficile, car on manque de méthodes pour le mesurer objectivement. La solution viendra sans doute des modèles numériques: on commence à comprendre suffisamment bien le fonctionnement des orages pour reproduire leur formation et leur évolution.