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Pesticides et eau potable, ces initiatives qui secouent l’agriculture

En prévision des votations du 13 juin, Terre&Nature consacre une série d’articles aux deux initiatives populaires qui remettent en question nos pratiques agricoles. Premier épisode en mode décodage.

Pesticides et eau potable, ces initiatives qui secouent l’agriculture

Le monde paysan y voit une menace, les sphères écologistes l’avenir de l’agriculture: mi-juin, les initiatives «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse» et «Pour une eau potable propre et une alimentation saine – Pas de subventions pour l’utilisation de pesticides et l’utilisation d’antibiotiques à titre prophylactique» seront soumises au vote. Si elles semblent poursuivre un objectif similaire, elles ne sont ni liées ni identiques.

De quoi parle-t-on?

Les deux textes déposés début 2018 proposent de modifier la Constitution fédérale. L’initiative sur les pesticides veut toucher à son article 74: «Nous ne visons que les pesticides de synthèse, disent les initiants. Ne sont pas concernées toutes les alternatives qui ne contiennent pas de toxiques chimiques, et qui peuvent assurer une protection efficace des cultures.»

L’initiative sur l’eau potable, elle, demande une modification de l’article 104 pour favoriser «une agriculture respectueuse de l’eau potable, qui produit sans pesticides, à partir de son propre sol et sans utiliser d’antibiotiques à titre préventif dans les élevages». Fin 2018, le Conseil fédéral a recommandé le rejet des deux initiatives sans leur opposer de contre-projet.

Deux philosophies distinctes

Avant de mettre en lumière les différences entre ces textes, notons ce qui les unit: les deux initiatives viennent du peuple, et non du monde politique. Côté pesticides, un collectif de citoyens, viticulteurs, médecins et scientifiques. Côté eau potable, un comité dirigé par Franziska Herren, professeure de fitness bernoise que la presse alémanique a surnommée la «terreur des paysans». Un phénomène qui montre l’intérêt du grand public et sa volonté de prendre la main sur la politique agricole.

Au-delà de cette origine commune, les initiatives relèvent de deux philosophies. D’un côté, l’initiative sur les pesticides cible un seul type de pratique en misant sur une interdiction pure et simple qui s’appliquerait aussi aux importations. De l’autre, on remet en question une bonne partie des pratiques de production, mais seulement dans le pays.

Autre différence: leurs soutiens. Première lancée, l’initiative sur l’eau potable a rallié à sa cause de nombreuses ONG. Par contre, elle a peu de sympathisants dans le monde paysan, et est presque exclusivement centrée sur la Suisse alémanique. L’initiative sur les pesticides doit se contenter d’un soutien de principe venant d’organisations écologistes déjà engagées sur l’autre front, mais convainc plus largement, que ce soit au niveau géographique comme professionnel, de la Fédération suisse de pêche à Uniterre en passant par le collectif Grève du climat, Bio Suisse ou l’Association des petits paysans.

 

Pesticides dans le viseur

L’initiative demandant l’interdiction des pesticides ne vise pas les seuls agriculteurs, mais aussi les particuliers, les entreprises et les pouvoirs publics, auxquels elle laisserait dix ans de période de transition pour revoir leurs pratiques. Elle mise sur deux arguments: la santé et la biodiversité. «Des études scientifiques, indépendantes, vérifiées et publiées ont montré qu’une exposition chronique à certains pesticides a des effets négatifs pour la santé, même à de très faibles concentrations.» Diabète, cancers, Parkinson, baisse de la fertilité: les initiants dressent une liste de ces maladies devenues courantes en évoquant un possible lien de cause à effet avec l’exposition aux pesticides. À cela s’ajoutent des revendications environnementales: «Dans l’environnement, les substances toxiques éliminent les organismes vivants directement visés, mais pas seulement. Les pesticides de synthèse sont rarement sélectifs.» Abeilles, papillons, reptiles et amphibiens sont les animaux qui paient le plus lourd tribut à ces produits phytosanitaires à large spectre.

Face à cet argumentaire, le monde paysan met en avant ses efforts dans le domaine: la Suisse utilise moins de produits phytosanitaires que ses voisins et la plupart des agriculteurs limitent déjà leur utilisation de traitements chimiques. Il rappelle aussi que des milliers de familles comptent sur leurs produits pour vivre, d’où l’importance de protéger leurs cultures de manière préventive.

 

La menace du porte-monnaie

L’initiative sur l’eau potable prend cette dernière comme porte-drapeau: si elle exige de faire l’impasse sur les pesticides, les antibiotiques ou l’importation de fourrage, c’est parce qu’ils représentent autant de sources de pollution pour les eaux souterraines et les lacs de Suisse. Une pollution indirecte dans le cas du fourrage: les initiants voient dans la nécessité d’importer de l’aliment pour le bétail la preuve que ce dernier est trop nombreux, entraînant des émissions inutiles d’ammoniac.

Là où l’initiative pour l’eau potable propre frappe fort, c’est qu’elle prévoit une suspension des paiements directs pour les exploitations qui ne respectent pas les directives. Un levier qui inquiète le Conseil fédéral: s’il devient impossible de respecter le cahier des charges, de nombreux exploitants risquent de se retirer du système des paiements directs et, dès lors, de ne plus tenir compte des prestations écologiques requises (PER).

Cette initiative est celle qui sème le plus la panique dans le monde paysan. Pour les éleveurs, impossible de produire dans le pays tout le fourrage dont les agriculteurs suisses ont besoin. Pour les viticulteurs, le fait qu’elle vise aussi le cuivre et le soufre, pourtant autorisés en agriculture biologique, constitue un risque de voir les vendanges réduites à néant. De quoi pousser également Bio Suisse à s’élever contre un texte qui, selon ses estimations, priverait de paiements directs une centaine de fermes biologiques, notamment dans la production avicole et porcine.

 

Une question de principe

Voilà pour le détail. Mais dans leur grande majorité, les acteurs agricoles – via l’Union suisse des paysans ou un comité national composé de très nombreuses sociétés paysannes et professionnelles – s’opposent en bloc aux deux initiatives. Diminution de la production indigène et du taux d’autoapprovisionnement, explosion des prix, sécurité alimentaire compromise, disparition d’emplois, ils ne manquent pas d’arguments choc.

Les conséquences concrètes de ces deux objets sur le travail des agriculteurs et la capacité de la branche à se réinventer pour s’adapter à ces nouvelles exigences d’une frange des consommateurs restent difficiles à évaluer précisément: les textes sont plutôt simples, et c’est la loi d’application en cas de «oui» dans les urnes qui serait déterminante. Ce que la situation illustre toutefois, c’est une remise en question globale du modèle agricole suisse: pour certains, il est temps de tourner la page d’une production intensive reposant largement sur l’usage de traitements de synthèse. Pour d’autres, un système basé sur l’interdiction n’est pas la piste à suivre. Un questionnement symptomatique d’une évolution des mentalités au sujet de notre souveraineté et de la qualité de notre alimentation.

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): DR

Le contexte

Initiatives ou non, l’heure est au durcissement vis-à-vis des pesticides chimiques: le Plan d’action Produits phytosanitaires, établi en 2017, est le principal outil de la Confédération dans ce domaine, bien que les initiants le trouvent trop modeste. La politique agricole 2022+ prévoit aussi des mesures: réduction de la charge en bétail par surface, encouragement à l’abandon des produits phytosanitaires et autorisation uniquement pour ceux qui représentent un faible risque environnemental.

Fossé ville-campagne?

Est-ce la faute des paysans si la biodiversité est en chute libre? De nombreux acteurs du monde agricole se sentent directement pointés du doigt par ces deux textes. À tort, d’après les initiants du texte sur les pesticides, qui veulent bannir ces produits de synthèse également dans les jardins privés ou le long des voies ferrées. Même réponse du côté de l’initiative sur l’eau potable dont l’instigatrice, Franziska Herren, entend libérer les paysans du risque qu’ils prennent en manipulant des produits potentiellement dangereux. Il n’empêche, le débat n’est pas sans rappeler celui qui avait fait rage autour de l’initiative pour les vaches à cornes, refusée dans les urnes en novembre 2018, et qui avait mis en lumière deux visions bien différentes de l’agriculture entre les électeurs des villes et ceux des campagnes.