Repas de Noël
Ni symbolique ni gastronomique, la fondue chinoise est un classique

Chaque année, c’est le même rituel: la fondue chinoise squatte les tables durant toute la période des Fêtes. Alors que nos voisins plébiscitent la dinde ou le chapon, ce plat suscite l’engouement des Suisses à l’heure du réveillon.

Ni symbolique ni gastronomique, la fondue chinoise est un classique

Qu’avez-vous prévu de mitonner pour le repas de Noël? Un grandiloquent menu à sept plats avec foie gras, fruits de mer et dinde rôtie? Si l’on en croit les statistiques, il y a de fortes chances pour que vous vous rabattiez plutôt sur une fondue chinoise. Car le caquelon de bouillon et ses plateaux de viande finement tranchée ont conquis l’estomac des Suisses. En témoignent aussi bien les sondages que les pancartes disposées devant les boucheries et les brochures des grands distributeurs: dès la mi-décembre, il n’y en a plus que pour la fondue chinoise.
Un plat au nom exotique hissé au rang de menu national, la chose a de quoi surprendre. Et pourtant, cela fait plusieurs décennies que cette lointaine cousine de notre fondue au fromage a entrepris de coloniser les foyers du pays. Aujourd’hui, elle est le seul plat de fête à séduire d’un côté à l’autre du Röstigraben: Romands et Alémaniques la préfèrent à la volaille – chapon, oie ou dinde – unanimement plébiscitée par nos voisins français ou germaniques. «La fondue chinoise est un best-seller des Fêtes, confirme Tristan Cerf, porte-parole de Migros. Nous ne communiquons pas nos chiffres de vente, mais ils ne montrent pas le moindre fléchissement de la tendance.»

C’est si pratique
Lorsqu’il s’agit de justifier ce choix, les arguments des adeptes de la fondue chinoise sont d’ordre pratique: «Abordable, facile à préparer et ludique à manger, elle s’adapte à toutes les tablées, énumère Yvan Schneider, président de SlowFood Vaud, professeur de cuisine et passionné d’histoire de l’alimentation. À Noël, on veut offrir à ses convives un repas un peu exceptionnel, mais pas fourchette-fonduequestion pour autant de se tuer à la tâche. Et puis en optant pour la fondue chinoise, le maître ou la maîtresse de maison ne sont pas condamnés à rester en cuisine durant toute la soirée.» Pour Isabelle Raboud-Schüle, ethnologue et directrice du Musée gruérien de Bulle, un autre aspect a sans doute joué un rôle dans l’essor de ce plat en Suisse: «C’est simplement une question de matériel. La fondue au fromage est ancrée dans les mœurs, chaque ménage possède un réchaud et est habitué à ce type de repas collectif.»
Outre sa dimension communautaire, la fondue chinoise présente un autre avantage social: elle est modulable en fonction du budget de chacun. Autour du caquelon de bouillon, on peut aussi bien disposer un assortiment congelé acheté au supermarché que des plateaux de viande fraîchement coupée par un boucher. Une question économique qui n’est pas anodine à une période de l’année où les inégalités financières peuvent provoquer un sentiment de malaise: «À Noël, beaucoup de familles se retrouvent chez l’un ou l’autre de ses membres en suivant un tournus, rappelle Yvan Schneider. Faire de la fondue chinoise une tradition familiale permet d’éviter la surenchère. Vous savez bien, lorsque l’on propose, volontairement ou non, un menu plus élaboré et plus coûteux que celui du cousin qui nous a invités l’année précédente.» Ajoutez à cela le fait que la viande puisse être remplacée par des légumes, la mayonnaise allégée au séré maigre et vous obtenez un plat qui convient à tous les goûts et à tous les régimes. Ce n’est pas tout. Le président de SlowFood Vaud en est convaincu, la fondue chinoise a le don d’apaiser les tensions: «Puisque chacun mange à son rythme et surveille la cuisson de son petit morceau de viande, il n’y a jamais de temps mort dans le repas ni d’attente entre les plats. Tout le monde est occupé, ce qui réduit le risque de devoir répondre au tonton qui veut toujours parler politique.»

Pas totalement dénuée de sens
Le succès de la fondue chinoise relèverait donc d’un choix purement pratique. D’autant que du côté de la symbolique, difficile de trouver un lien entre la tradition chrétienne et un plat de viande crue. «En Suisse, cela fait longtemps que le repas de Noël a été déchristianisé, rappelle Yvan Schneider. Mais nous ne sommes pas les seuls: la dinde n’a, elle non plus, pas la moindre signification religieuse.» Le contraste entre le festin que l’on connaît aujourd’hui et la culture chrétienne est d’autant plus marqué que, dans la tradition catholique, la veille de Noël est plutôt caractérisée par un repas maigre.
Si le réveillon de Noël a perdu sa nature chrétienne, il n’en conserve pas moins une autre symbolique: celle de l’opulence. «La viande est un élément central de la fête, note Isabelle Raboud-Schüle. C’est toujours un marqueur très fort, malgré le fait que l’on en consomme aujourd’hui presque quotidiennement.» À chaque repas d’exception son morceau de viande, dont le type évolue au fil des modes: «Le filet Wellington ou le rôti, qui étaient de mise à Noël au milieu du siècle passé, ont cédé la place à la fondue chinoise. Mais l’impression de luxe et d’abondance subsiste.»

La naissance d’une tradition?
Pour de nombreuses familles suisses, la fondue chinoise revêt déjà le statut de plat usuel de Noël. Peut-on par conséquent la considérer comme une tradition? «Ce terme ne doit pas être utilisé à la légère, nuance l’ethnologue. Une tradition, c’est quelque chose qui se transmet de manière explicite entre plusieurs générations. Une pratique dans laquelle on se reconnaît, et dont on estime qu’elle fait partie de notre identité. Souvent, on ne la remarque que lorsqu’elle disparaît.»

stat-fondue

Tradition ou non, nul ne conteste que le fait de reproduire toujours un plat bien précis pour une occasion telle que le réveillon de

Noël relève d’une démarche rituelle: «Cuisiner le même repas une fois par an, avec les mêmes personnes autour de la table, est un moyen de se raccrocher à des choses qui ne changent pas, explique Isabelle Raboud-Schüle. Ces moments nous permettent, à l’heure des bilans de fin d’année et des jours qui se raccourcissent, de conjurer notre angoisse de la mort. Chaque famille, chaque génération, s’approprie ce rite à sa manière. La fondue chinoise devient, au même titre que le sapin, un marqueur saisonnier qui dépasse la dimension religieuse de Noël.» La fondue chinoise pour conjurer la mort… Voilà bien de quoi alimenter, dans quelques jours, les discussions autour du caquelon.

Enregistrer

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): DR

Mais est-elle vraiment chinoise?

L’origine de la fondue chinoise est aussi trouble que le bouillon qui frémit dans le caquelon. Il semble que cette manière de cuire de petits morceaux de viande soit effectivement connue des gastronomes de l’Empire du Milieu depuis le XVIIIe siècle. La ville de Chongqing a d’ailleurs déposé une demande visant à faire inscrire la recette de sa fondue sichuanaise, caractérisée par un bouillon très épicé, au patrimoine mondial de l’Unesco. Mais certains préfèrent attribuer la paternité de la fondue aux tribus nomades de Mongolie, sachant que cette version originelle se résumait sans doute à une simple marmite destinée à cuire la viande dans un bouillon. Difficile enfin de savoir à quel moment ce mets a fait son apparition en Suisse. Ce qui est certain, c’est que la première fondue carnée a été la bourguignonne dans les années 1950, avant que la chinoise, moins grasse,
ne lui vole la vedette.