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Privés de compétition, les lutteurs entretiennent leur condition en solo

Les mesures destinées à endiguer la pandémie de Covid-19 mettent le sport en pause. La lutte suisse ne fait pas exception à la règle. Nous avons fait le point avec deux couronnés fédéraux romands.

Privés de compétition, les lutteurs entretiennent leur condition en solo

Fin mai: en temps normal, la saison de lutte suisse aurait pleinement débuté. Dans la sciure des premières fêtes cantonales, les lutteurs combattraient pour gagner une couronne, grimper dans la hiérarchie de ce sport pratiqué par près de 6000 adeptes, avoir une chance de faire partie de l’élite en août prochain à Appenzell, où auraient dû se dérouler les 125 ans de la Fête fédérale de lutte. Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu. Les combats n’ont pas repris et ils ne reprendront pas avant l’automne. Les athlètes ont tous la même préoccupation en tête: quand la compétition sera à nouveau possible, il faudra être aussi affûté qu’avant cette pause forcée.

Avec les moyens du bord

«L’hiver est la période où l’on travaille le plus intensément au niveau physique, explique Steve Duplan, couronné lors de la Fédérale de Zoug l’an dernier. Actuellement, c’est comme si cette phase de préparation se prolongeait. Au lieu de lever le pied sur la musculation pure et de travailler l’explosivité, comme on le ferait à l’approche des premiers combats, on en profite pour pousser plus loin les entraînements axés sur la force. La priorité, c’est de ne pas perdre le physique!» Pour y parvenir sans avoir accès à une salle de fitness ou au rond de sciure d’un centre d’entraînement, l’improvisation est de rigueur. Tractions sur les bras, la ceinture lestée de poids, pompes, gainage, renforcement des abdominaux ou assouplissements: à raison de 90 minutes par jour, dans son jardin ou au domicile de son coach, le lutteur d’Ollon (VD) suit un programme rigoureux.

Idem pour Benjamin Gapany, lui aussi coiffé de lauriers à la dernière Fête fédérale, il a revu de A à Z son plan d’entraînement de la saison: «Il était spécifiquement conçu pour que j’aie des pics de forme au moment des grands rendez-vous», explique le Fribourgeois. Depuis le début du semi-confinement, le lutteur enchaîne devant la ferme familiale de Marsens les séances de «circuit training», des séries d’exercices renforçant force et coordination.

«Cela simule les conditions d’une passe de lutte, avec un effort bref et très intense. Cette routine est idéale pour m’échauffer avant un entraînement de crossfit, qui complète mon programme. Ce sont aussi des exercices qui permettent d’entraîner les automatismes après une séance exigeante: j’enchaîne des sprints jusqu’à l’épuisement, et mon cerveau doit être capable de rester concentré malgré tout.» S’ajoutent de fréquentes sorties à vélo et des marches en montagne, histoire de développer le souffle et l’endurance.

Travailler le mental

Pour conserver une masse musculaire aussi importante que celle qu’exige la lutte, il n’y a pas que l’entraînement. L’alimentation des sportifs est rigoureusement planifiée avec des nutritionnistes. Et elle est à la hauteur de la stature des lutteurs: omelette composée de 6 à 8 œufs, flocons d’avoine et fruits le matin, banane et boisson protéinée à l’heure du café, repas complet – féculent, légume et viande blanche – à midi. Rebelote sur le coup des quatre heures, en-cas avant la séance de sport et souper au retour à la maison. Voilà pour le menu quotidien de Benjamin Gapany.

Reste un détail, et non des moindres: la lutte, ce n’est pas seulement de la condition physique, mais c’est aussi des prises qui ne peuvent se pratiquer qu’au contact d’un adversaire. «C’est l’aspect qui nous manque le plus, convient Steve Duplan. De mon côté, je visionne beaucoup de vidéos pour étudier la stratégie des lutteurs et analyser leurs prises.» Pour ces athlètes rompus au contact, cette solitude soudaine a quelque chose de déstabilisant. Mais on sent aussi dans leur voix ce goût de la compétition qui leur donne envie d’en sortir plus forts qu’avant. «C’est l’occasion de travailler sur ses points faibles, d’améliorer son équilibre, sa coordination ou son mental, énumère Benjamin Gapany. De lever le pied pour se reposer un peu, aussi!»

Une saison envolée

Quelque aspect de leur discipline que choisissent d’approfondir les lutteurs, tout vaut mieux que de rester les bras croisés. Car des saisons passées loin des ronds de sciure, tous les lutteurs en ont trop connu. D’habitude, c’est en raison d’une blessure: déchirure des ligaments croisés ou atteinte aux cervicales, Steve Duplan et Benjamin Gapany ont l’un comme l’autre parfois dû laisser à leur corps le temps de se remettre. «Cette année, au moins, la situation est la même pour tout le monde», observe Benjamin Gapany. Si les athlètes le prennent avec philosophie, c’est aussi parce que ces mois d’inactivité n’ont qu’un impact négligeable du point de vue financier: en Suisse, quelques stars alémaniques mises à part, aucun lutteur ne vit exclusivement de son sport.

Il ne reste plus qu’à patienter, sans savoir quand l’attente prendra fin. La seule certitude, c’est que les sportifs ne s’affronteront pas avant septembre. «Il faudra profiter autrement de cet été, dit Benjamin Gapany. Pour une fois, j’aurai plus de temps à consacrer à mes amis et à ma famille.» Puis les fêtes de lutte reprendront. Alors la sciure aura une saveur particulière, le goût de la délivrance.

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Clément Grandjean

Clubs au régime sans contact

S’il y a des sports particulièrement touchés par les mesures de protection contre le Covid-19, ce sont bien les sports de combat: difficile de lutter en conservant une distance de deux mètres… Depuis une semaine, pourtant, les entraînements ont repris au sein des clubs de lutte, en respectant des consignes strictes: pas de contacts physiques, groupes de cinq personnes maximum et accès limité aux installations. De quoi maintenir à la fois la forme des lutteurs et les liens sociaux.

+ d’infos www.esv.ch

Questions à Blaise Decrauzat, membre du comité central de l’Association fédérale de lutte suisse

Y aura-t-il des fêtes de lutte cette année?

Au niveau national, toutes les fêtes ont été annulées jusqu’à fin août à la suite de la publication des mesures du Conseil fédéral. Certaines rencontres ont été repoussées à l’automne, d’autres à l’an prochain. C’est une situation difficile, bien sûr, mais du côté des athlètes, le principal était d’avoir une décision claire pour repenser leur planning de préparation physique.

La lutte repose sur un réseau de clubs régionaux. Risque-t-il d’être fragilisé?

L’arrêt temporaire des entraînements a bien sûr provoqué un manque à gagner, mais le plus gros préjudice concerne sans doute la relève: les clubs comptent beaucoup sur les fêtes de lutte pour susciter l’intérêt des jeunes sportifs et leur amener de nouveaux membres.

On ne compte aucun lutteur professionnel en Suisse romande. Pour une fois, cette situation est plutôt une chance, non?

Absolument. Cela fait d’ailleurs partie de l’identité de la lutte, et c’est une valeur que nous souhaitons préserver. Le fait que tous les athlètes soient des amateurs, au sens noble du terme, contribue pleinement à l’image populaire de notre sport.