Agriculture
Lupin, pois, féverole: le retour en grâce des cultures protéiques locales

 Pays herbager par excellence, la Suisse n’en est pas moins importatrice d’aliments protéiques pour nourrir son bétail. Et pourtant, produire à la ferme son concentré s’avère non seulement possible, mais intéressant.

Lupin, pois, féverole: le retour en grâce des cultures protéiques locales

On aurait tort de ne pas en être fier: en Suisse, près de 80% de la ration de nos vaches laitières provient de l’herbe, du foin et du silo, contre, par exemple, seulement 30% en Allemagne. La Suisse est un pays d’herbages et les producteurs savent les valoriser. Cependant, l’immense majorité des protéines utilisées pour compléter l’affouragement sont aujourd’hui importées. Entre 1990 et 2010, les importations de tourteau de soja ont ainsi été multipliées par dix. Et un bon tiers des volumes importés sont destinés aux bovins. Mais force est de constater que les plantes légumineuses, lupin, pois et féverole en tête, connaissent ces dernières années un regain d’intérêt. Avantageuses au niveau agronomique, faciles à intégrer dans les rations, ces plantes protéagineuses constituent de précieux atouts pour les producteurs de lait ou de viande à la recherche d’une plus grande autonomie alimentaire et souhaitant s’affranchir des fourrages importés. Jean-Daniel Matthey, à Bioley-Orjulaz (VD), est un pionnier en la matière. Voilà en effet quinze ans que cet agriculteur intègre chaque année un hectare de lupin dans sa rotation, pour en faire profiter ses 25 vaches laitières. «Après récolte, je fais aplatir les grains par un moulin mobile. J’en distribue à l’auge, sur le maïs, à raison de 200 kg par tonne d’aliment.» Un traitement à l’acide propionique post-concassage permet d’éviter la dégradation de la protéine et d’améliorer son appétence. «Aux champs, cette culture ne demande que peu d’intrants, poursuit Jean-Daniel Matthey. La gestion de l’enherbement est probablement l’aspect le plus délicat. Le lupin est en effet une plante qui met du temps à couvrir le sol.» Mais en termes d’amendement, il a tout pour plaire: «Comme toutes les légumineuses, ses nodosités fixent l’azote de l’air et le rendent assimilables par la plante, explique Vincent Jaunin, collaborateur du Service vaudois de l’agriculture et de la viticulture et responsable des essais en production végétale à Grange-Verney. Une plante de lupin est autonome au niveau azoté et laisse à disposition 20 à 60 unités d’azote pour la culture suivante.»
Au Mont-sur-Lausanne (VD), Alain Chabloz et sa fille Delphine, producteurs de lait et de grandes cultures, consacrent également cinq hectares de leur assolement aux cultures protéiques. Chaque printemps, depuis 2014, ils sèment différentes variétés de lupins et de féveroles afin d’étaler les dates de floraison et de diminuer les risques. «Ces cultures ont un grand besoin d’eau au moment de la fleur, sinon, il peut y avoir avortement et péjoration des rendements.»

Associations profitables

Si lupin et féverole ne supportent guère d’être cultivés au-dessus de 800 mètres, le pois se plaît quant à lui sans soucis jusqu’a 1000 mètres d’altitude. S’adaptant aux sols calcaires, à la différence du lupin, il fait le bonheur des agriculteurs jurassiens, qui le cultivent pour la plupart en association avec une céréale. «Grâce à l’évolution variétale et à l’amélioration des connaissances, on parvient désormais à associer des cultures qui arrivent à maturité simultanément», poursuit Vincent Jaunin. Ainsi, dans le canton du Jura, les surfaces en cultures protéiques associées ont plus que doublé en cinq ans, notamment grâce aux incitations financières du programme cantonal «Sol-Air-Eau». «Le pois a convaincu passablement d’agriculteurs élevant des vaches mères, observe Amélie Fiétier, conseillère à la Fondation rurale interjurassienne. L’intégration à la ration se solde par des résultats techniques et économiques tout à fait positifs.»

Bonus à la clé

Améliorer l’autonomie fourragère de son exploitation tout en intégrant une culture aux multiples bénéfices dans sa rotation: de plus en plus d’agriculteurs romands sont sensibles aux avantages des légumineuses, encouragés, à défaut d’un marché porteur, par la politique agricole: «On peut compter sur la contribution à des cultures particulières, le bonus extenso pour le lupin, et éventuellement la contribution à la qualité paysagère grâce à cette culture colorée», énumère Vincent Jaunin. Mais l’intérêt financier n’est pas le seul argument à avoir convaincu Alain et Delphine Chabloz, qui ont entamé, il y a cinq ans déjà, une réflexion pour améliorer l’autonomie alimentaire de leur exploitation. «Un dixième de notre production laitière est commercialisé en vente directe, notamment via un frigo en libre service et des livraisons à domicile. Or les consommateurs sont curieux de savoir comment le lait est produit et ce que mangent les vaches. Être capable de prouver que 90% de leur ration a été cultivé sur la ferme est un argument de taille dans notre démarche de valorisation du lait!»

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Claire Muller / Thierry Porchet / François Wavre

Des mets de choix dans les rations des vaches laitières et des taureaux

Sur son exploitation de Chavannes-le-Veyron (VD), Christophe Longchamp poursuit un but on ne peut plus clair: l’autonomie fourragère. Depuis maintenant trois ans, l’agriculteur consacre 3 hectares au lupin parmi ses 30 hectares de terres ouvertes. «Plutôt que de cultiver du blé et de ne rien gagner, j’ai décidé de mieux valoriser sur place ma propre production.» L’agriculteur vaudois engraisse 150 bœufs et taureaux par année, qui sont désormais nourris avec un concentré protéique à base de lupin. «Auparavant, le concentré du commerce me coûtait 82 francs le kilo. En utilisant ma propre protéine, je fais donc de sérieuses économies, sans compter que je valorise le grain mais aussi la paille de lupin, deux fois plus protéique que de la paille traditionnelle!» Christophe Longchamp a donc élaboré une recette, pensée à la fois pour répondre aux besoins énergétiques et protéiques de ses animaux, mais aussi pour ne pas créer une surcharge de travail en termes opérationnels: du power-maïs, de la pulpe de betterave, de la luzerne et du lupin, sous forme de farine et de paille, qui représente grosso modo 5% du volume total de la ration. Pour parvenir à ses fins, l’exploitant a investi dans du matériel d’occasion lui permettant de fabriquer son aliment, à savoir un moulin concasseur à marteaux et un bac de stockage. «Le tout m’a coûté 2000 francs», confie le Vaudois. Les 15 tonnes de lupin stockées à la ferme sont moulues une fois par mois, au fur et à mesure des besoins. «Le moulin est alimenté en électricité par des panneaux solaires disposés sur les toits des bâtiments de la ferme. Il me faut donc viser les jours de soleil pour moudre!» Le producteur a opté pour un broyat très fin des graines (taille maximale de 3 mm): «Il est ainsi plus facilement assimilable par les animaux.» Entièrement satisfait de son installation, Christophe Longchamp tire également une certaine fierté de nourrir quasi exclusivement son bétail avec l’aliment qu’il produit sur sa ferme.
Même son de cloche chez Laurent Tendon, éleveur de vaches mères à Courfaivre (JU), qui intègre depuis deux ans un mélange pois-orge concassé à la ration de ses bœufs âgés de 9 mois, en fin d’engraissement. «Ma motivation était également économique: produire sa propre protéine évite bien des intermédiaires et nous permet de maximiser la marge», explique le Jurassien, pour qui l’achat d’aliment est un poste de dépense important. «Ces 3,5 tonnes de concentré fait maison me permettent d’économiser les trois quarts des besoins de mes bêtes.»
Pour Laurent Tendon comme pour Christophe Longchamp, la protéine locale fait donc tout à fait l’affaire, tant du point de vue économique que technique, pour la production carnée. Mais qu’en est-il pour le lait? «La productivité de nos vaches n’a pas diminué, témoigne Alain Chabloz, au Mont-sur-Lausanne (VD). On tourne toujours autour de 7600 kg de moyenne annuelle et on a même réussi à améliorer les teneurs!» Attention cependant à ces graines certes protéiques, mais aussi extrêmement grasses, met en garde Nathalie Rey, qui exploite un domaine à Châbles (FR). «Il ne faut pas sous-estimer le risque que les matières grasses entravent la digestion, provoquant une perte d’efficacité alimentaire et donc de productivité laitière. Les teneurs augmentent, certes, mais cela suffira-t-il à compenser la baisse de lait?», s’interroge l’agricultrice. Une étude menée sur le troupeau de Grange-Verney (VD) par le canton de Vaud livrera ses conclusions cet automne sur cette thématique.

Associés aux céréales, lupin, pois et féverole font le bonheur des producteurs bios

À Suchy (VD), pois et lupin sont des incontournables dans la rotation de Stéphane Deytard, qui cultive une quarantaine d’hectares en bio depuis cinq ans. «Dès le début de mon parcours en reconversion biologique, j’ai réintroduit des légumineuses dans mon assolement, d’une part parce que c’est une technique idéale en bio, et d’autre part parce que le marché était demandeur.» Le Vaudois a choisi de cultiver ces protéagineuses en les associant à d’autres cultures, à savoir les céréales. «Les cultures associées permettent de régler le problème de la verse et du désherbage, résume Maurice Clerc, de l’Institut de recherche de l’agriculture biologique (FiBL). C’est une technique culturale optimale pour les agriculteurs bios.» Les cultures associées sont réapparues dans nos campagnes il y a une dizaine d’années, en particulier sur les exploitations bios, disposant de peu de bétail. Ainsi, dans le canton du Jura, certains exploitants en reconversion avec peu ou pas de bétail ont compensé le manque de fumier par des cultures autonomes en azote et qui laissent dans le sol des éléments fertilisants pour les années suivantes. Une façon très efficace de régler le problème des amendements azotés. «On s’épargne ainsi l’achat d’azote organique bio du commerce, coûteux», reconnaît Stéphane Deytard. Éminemment précieuses pour les paysans bios d’un point de vue agronomique, les cultures protéagineuses n’en sont pas moins délicates à cultiver seules: «Elles ont tendance à verser et deviennent dès lors très compliquées à récolter», explique l’agriculteur vaudois. D’où l’intérêt de les cultiver à l’aide de tuteurs naturels, les céréales. Le pois ou la lentille grimpent ainsi le long des tiges d’orge, d’avoine ou de blé durant toute la période de végétation. «Les plantes mûrissent en même temps, s’enchevêtrant les unes aux autres à bonne distance du sol. La moisson simultanée des graines de céréales et de pois ou de lupin est aisée.» Quant aux rendements, ils sont stables d’année en année et étonnamment plus élevés qu’en culture pure: «C’est un peu comme un effet hétérosis, poursuit Stéphane Deytard, puisqu’on se retrouve avec 120% de rendement!» Outre une utilisation du sol et des ressources plus efficace, les cultures associées permettent de réguler les maladies, les ravageurs et les adventices plus facilement que les légumineuses en culture pure. «Ces associations sont un bon exemple d’intensification écologique», résume Maurice Clerc. Il faut enfin souligner leur excellent potentiel commercial. Actuellement, seuls 11% des besoins en protéines nécessaires à la préparation d’aliments concentrés bios sont fournis par la production nationale… «En plus, d’un point de vue technique, de nombreuses possibilités restent à explorer», affirme Stéphane Deytard. Cette année, le Vaudois a justement inauguré une nouvelle association sur son domaine: du lupin se mêle ainsi à l’amidonnier. «Il y a bien assez de céréales fourragères sur le marché. Donc autant cultiver une variété panifiable que je ne valoriserai que mieux!»

bon à savoir

ProConseil co-organise, le 7 septembre 2018 à Grange-Verney (VD), le premier Salon romand des herbages consacré à l’amélioration de l’autonomie alimentaire des exploitations agricoles, à la gestion des fourrages et aux coûts de production. Les cultures protéiques y seront mises à l’honneur, avec une présentation des essais variétaux et des techniques culturales des différentes légumineuses.
+ d’infos www.progres-herbe.org

 


Il est acquis que l’alimentation représente les deux tiers du coût opérationnel d’une exploitation laitière. Quant à l’achat de concentrés, il constitue le deuxième poste le plus important dans ces coûts de production, avec en moyenne 11 centimes dépensés par kilo de lait. «Ces chiffres, qui varient de 6 à 19 centimes, ont de quoi faire réfléchir», souligne Didier Peguiron, collaborateur chez ProConseil. Optimiser son ratio «aliments produits sur l’exploitation/aliments consommés par le cheptel» permet en effet de sécuriser le système de production vis-à-vis des aléas du climat comme du marché. «Une plus grande autonomie alimentaire répond également à une demande sociétale, celle d’améliorer la traçabilité des aliments destinés aux animaux», poursuit Didier Peguiron. Sans compter que cela réduit la dépendance aux importations de protéines, ce qui n’est pas négligeable vu les attentes des consommateurs suisses. Enfin, si l’aliment protéique est déjà cher aujourd’hui, il risque de l’être encore davantage à l’avenir. S’en affranchir autant que possible permet de sécuriser son revenu dans un contexte de volatilité des prix du lait et des matières premières. D’un point de vue commercial, si la plus-value d’une viande ou d’un lait produit à base de concentrés de la ferme est pour l’instant inexistante, «il est de plus en plus question de durabilité en production laitière», glisse Daniel Geiser, directeur de la Fédération Prolait, laissant entrevoir la possibilité qu’un jour, les efforts des exploitants visant à se passer de fourrages importés seront récompensés.