Grands prédateurs
L’ours souffle timidement les dix bougies de son retour en Suisse

Le plan de gestion de l'ours brun a été édicté en 2006. Dix ans plus tard, si les conséquences concrètes de ce texte semblent peu visibles, les spécialistes n'y voient pas pour autant un constat d'échec.

L’ours souffle timidement les dix bougies de son retour en Suisse

Quinze ours ont mis une patte en Suisse depuis 2006, année du lancement du plan de gestion national du grand omnivore. Sur ce total, qui ne reflète bien sûr que les individus qui ont été observés, treize sont repartis. Deux autres ont été abattus. À première vue, les résultats du plan ours sont mitigés. Mais il ne faut pas parler trop vite: aussi bien du côté de l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) que des organisations de protection de la nature, on rappelle que favoriser le retour d’un animal disparu depuis cent ans (lire l’encadré ci-contre) ne se fait pas en un claquement de doigts.

Un instrument plutôt au point
Si les spécialistes insistent sur le fait que les quinze ours ayant fait une incursion en Suisse ne représentent que les individus qui ont été formellement identifiés, c’est parce que l’animal cause peu de dégâts, est extrêmement discret et ne fait pas l’objet d’un programme de monitoring spécifique: «La plupart des ours sont repérés par hasard, confirme Andreas Ryser, zoologiste au sein du groupe de recherche sur les grands prédateurs KORA. Il se peut aussi qu’un animal passe devant un piège photographique destiné au suivi des populations de loups ou de cerfs. Enfin, dans de rares cas, il arrive que l’on équipe un ours d’un collier-émetteur pour suivre ses déplacements.»
Les observations transmises par les cantons à l’OFEV et au KORA témoignent du très timide retour de l’ours: «Chaque année ou presque, entre un et quatre individus passent la frontière, note Andreas Ryser. Ils viennent généralement du parc naturel d’Adamello Brenta, dans la province italienne du Trentin. Jusqu’ici, tous étaient de jeunes mâles partis à la recherche d’un nouveau territoire ou d’une femelle.» La population d’ours bruns se portant plutôt bien dans le nord de l’Italie, ce type de visites pourrait devenir régulier. C’est pour s’y préparer que le plan de gestion a été établi: «Le plan ours fonctionne bien, assure Reinhard Schnidrig, chef de la section faune sauvage et biodiversité en forêt de l’OFEV. C’est un texte technique, qui détaille un ensemble de mesures permettant aux cantons de réagir au moment où l’on constate la présence d’un ours.»
Réagir, voilà peut-être le maître mot de ce document. Or, ne vaudrait-il pas mieux anticiper la venue de l’animal, plutôt que de prendre des mesures lorsqu’il est déjà là? «C’est vrai, confirme Reinhard Schnidrig. Jusqu’ici, nous avons plutôt été dans la réaction. Mais il fallait commencer par cela. On ne peut pas demander à une commune où l’on n’a jamais vu d’ours d’investir dans des poubelles sécurisées.» Un point de vue partagé par Pro Natura: «On a fait des progrès dans l’information aux randonneurs, aux chasseurs, aux éleveurs et aux apiculteurs, remarque Mirjam Ballmer, responsable des grands prédateurs au sein de l’association de protection de la nature. Le problème, c’est que les gens ne s’intéressent à l’ours que lorsqu’il est là.»

Trop vite condamné à mort?
Le point que les écologistes reprochent au plan ours, c’est son échelle de classement des animaux: en fonction de son comportement, l’ours est taxé de «farouche», «problématique» ou «à risque». Tant qu’il reste loin des zones habitées, il entre dans la première catégorie. Si, comprenant que ruches, composts, poulaillers et poubelles sont de séduisantes sources de nourriture, il s’approche des villages, il devient «problématique». Le plan de gestion prescrit alors aménagements et mesures d’effarouchement. Si cela ne suffit pas à éloigner l’animal, il est automatiquement considéré comme «à risque», et l’ordre de tir est donné.
Cette échelle laisse ainsi une large part à l’interprétation, et donc à la dimension émotionnelle qui est étroitement liée à la problématique des grands prédateurs. «Ce n’est pas parce qu’il est bien visible qu’un ours constitue forcément un problème, assure Mirjam Ballmer. Mais c’est difficile à gérer pour les administrations, qui ont tendance à réagir à la pression du public.» Affiner ces définitions, c’est le défi que s’est désormais lancé Reinhard Schnidrig: «Nous devons réapprendre à connaître l’ours, lance-t-il. Chaque animal venu en Suisse nous permet d’en savoir un peu plus. Après le tir de l’ours nommé JJ3, en 2008, nous avons adapté le plan de gestion. Mais nous ne pouvons pas rester seuls dans notre coin. Il faut collaborer avec nos voisins.» Ce n’est pas une frontière qui arrête l’ours brun. Selon le spécialiste de l’OFEV, les pays des Alpes européennes gagneraient à s’associer autour d’un plan de gestion global et à mettre en commun leurs observations. Un partage d’informations entre Suisse et Italie permettrait notamment d’anticiper l’arrivée d’individus dans nos territoires.

Les réactions évoluent
Le fait que l’ours n’ait fait que de courtes visites en Suisse pose la question du biotope: notre pays, plutôt densément peuplé, est-il vraiment accueillant pour cet animal sauvage? «Oui, répond sans hésiter Mirjam Ballmer. Il y a encore beaucoup de vallées peu ou pas habitées, beaucoup de forêts qui constituent un environnement adapté,
du moins pour des individus solitaires. Mais pour que des femelles viennent mettre bas en Suisse, il faudra encore attendre.» En fait, le seul critère qui décidera du retour de l’ours en Suisse, c’est l’accueil de la population: «On a de la place pour lui, abonde Andreas Ryser. Reste à savoir si on le veut.»
Du côté de l’OFEV, on est plutôt positif: «Depuis dix ans, on a constaté une vraie évolution dans les réactions du grand public, dit Reinhard Schnidrig. La présence d’un ours ne suscite plus ce mélange de curiosité et d’inquiétude que l’on constatait il y a quelques années.» Les meilleurs ambassadeurs, ce sont encore les ours eux-mêmes, à l’instar de celui qui, au mois de juin, a été observé dans le canton d’Uri: anonyme et discret, l’animal n’a pas provoqué le moindre dommage. Aux dernières nouvelles, il se pourrait bien qu’il soit encore dans la région. «Un individu comme celui-ci peut vraiment changer les mentalités, sourit Reinhard Schnidrig. C’est un ours de rêve!»

+ d’infos www.kora.ch, www.bafu.admin.ch

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): DR

En dates

1904: Le dernier ours de Suisse est abattu par des chasseurs près de S-charl, en Basse-Engadine.
2005: JJ2 est le premier ours à être observé dans le Parc national suisse. Il est surnommé Lumpaz (Chenapan en romanche).
2007: Deux ours hibernent en Suisse: MJ4 et JJ3.
2008: JJ3 est abattu après s’être approché à plusieurs reprises de zones habitées.
2012: M13 est équipé d’un collier émetteur. Ses déplacements sont largement médiatisés. Il est abattu en 2013.
2015: Plusieurs observations d’ours inconnus dans le Val Müstair. Quelques dégâts à un rucher.
2016: Un ours très discret est signalé dans le canton d’Uri.

Se réhabituer à la présence du plantigrade

«Il ne faut pas sous-estimer les peurs.» Pour Nicolas Wüthrich, responsable de l’information chez Pro Natura, le retour de l’ours brun en Suisse passe d’abord par les esprits: «La peur des grands prédateurs est profondément ancrée dans notre société. Pour rassurer le public, il faut lui permettre de s’informer, lui fournir des données scientifiques objectives et lui prouver que la situation est sous contrôle. La balle est dans notre camp.» Car le danger représenté par l’ours est extrêmement faible: placide et discret, l’animal préférera toujours éviter la confrontation avec l’homme. Pour Andreas Ryser, c’est à nous de nous réhabituer à vivre avec l’ours: «Aux États-Unis, ou même en Italie voisine, il fait partie intégrante du paysage. On sait comment se comporter avec lui, on sait qu’il ne faut pas laisser traîner des aliments à l’extérieur. Ce sont simplement des habitudes à prendre, tout comme on rentre les poules pour éviter qu’elles ne soient croquées par le renard!»