Reportage
Longtemps à l’abandon, le Grand bisse irrigue à nouveau les coteaux

En Valais, l’eau s’est remise à couler dans le bisse de Saint-Luc, après un repos de 50 ans. Loin d’être désuet, l’ouvrage séculaire – le premier à être réhabilité en Suisse – permet d’arroser 13 hectares de terres agricoles.

Longtemps à l’abandon, le Grand bisse irrigue à nouveau les coteaux

Son tracé fait partie du paysage depuis 1593, et pourtant, on l’avait presque oublié. L’eau du torrent gronde à nouveau dans le Grand bisse de Saint-Luc (VS), laissé à l’abandon pendant près de cinq décennies. L’or bleu sillonne dans les bazots – ces troncs creusés –  et les cunettes, filant parfois à même le sol dans un canal étanche, entre le torrent des Moulins et celui de Tsarrire. Si l’ouvrage en mélèze a retrouvé toute sa splendeur, il a fallu plus d’un an de travaux pour le remettre en état. Il était dissimulé sous la terre, les pierres et les aiguilles de mélèze accumulées au fil du temps.

Convaincues par son utilité actuelle, la commune d’Anniviers et la bourgeoisie de Saint-Luc ont mis la main à la poche, avec le soutien du Canton – qui a investi près de 3,8 millions de francs ces dix dernières années pour l’entretien des bisses valaisans (lire l’encadré) – et de la Confédération. Remise à neuf, cette infrastructure irriguera 13 hectares de prés exposés plein sud, où l’eau vient à manquer. «En dix ans, la quantité d’herbe fauchée ici a diminué de moitié, constate

Gilles Rion, agriculteur à Saint-Luc. Ce bisse permettra d’utiliser cette ressource au mieux, en ciblant les zones de fauche, sans arroser les prairies sèches adjacentes, classées à l’Inventaire fédéral des paysages.» Grâce à un savant système d’écluses et de canalisations, l’eau est distribuée dans les parcelles, selon les besoins de chacun. Les quinze paysans concernés espèrent effectuer cet été trois fauches sur ces prés pentus, soit une de plus que d’ordinaire, afin de pouvoir affourrager leur bétail sans devoir acheter du foin en plaine.

Un savoir empirique
Pour réhabiliter l’ouvrage dans la plus pure tradition valaisanne, l’ingénieur en gestion de la nature Lambert Zufferey s’est documenté des mois entiers, allant même jusqu’à feuilleter les carnets de notes de son arrière-grand-père, à la recherche de précieuses informations. «Aucun livre n’explique comment construire ces bisses, note-t-il. On a testé diverses techniques, avec les bazots ou des bâches imperméables dissimulées sous la terre. On ne voulait pas faire de ces deux kilomètres un musée à ciel ouvert, mais préserver un savoir-faire.» L’infrastructure, sur laquelle veillent trois gardiens bénévoles, a été améliorée et son usage facilité. «Autrefois, les paysans s’en occupaient tous les jours, on n’a plus le temps de le faire, précise l’un des gardiens, Gaëtan Salamin, se baladant toujours avec un râteau à la main pour ôter les branches gênant le flux du canal. On prend le temps de l’inspecter, surtout après les orages, mais aussi d’expliquer son fonctionnement pour que les promeneurs en prennent soin.»

Tourisme à double tranchant
Si le Grand bisse est devenu un atout touristique, c’est bien ce secteur qui a signé sa perte il y a un demi-siècle. «On a cessé de l’utiliser dans les années 1970 quand des paysans du val ont choisi de se tourner vers les métiers liés au tourisme, dit Danièle Zufferey, conseillère communale chargée de l’agriculture. Or nous souhaitons plus que jamais conserver une agriculture de montagne forte.» Il a toutefois fallu prendre en compte l’évolution du village avant d’entreprendre les travaux de réfection, notamment la construction de résidences secondaires en aval. «Chaque soir, les anciens fermaient ce bisse, craignant, en cas de surplus d’eau, que ce terrain sableux et pierreux ne glisse, ajoute Lambert Zufferey. Aujourd’hui, cela endommagerait des maisons.»

Lambert et Danièle Zufferey (au fond) ont travaillé à la remise en service du bisse, servant à irriguer notamment les prés de Gilles Rion. Gäetan Salamin (devant) est l’un de ses trois gardiens.

En plus d’avoir été sécurisé, le tracé a également été allongé. Le Grand bisse prend désormais source au torrent des Moulins, qui a l’un des plus forts débits du val, et non plus dans le torrent de l’Armina, une centaine de mètres plus bas. «On a fait en sorte qu’il soit suffisamment alimenté pour ces prochaines décennies, poursuit Lambert Zufferey. On ignore si les sécheresses vont s’intensifier avec le changement climatique.» Une nouvelle convention a aussi été signée avec les Forces Motrices de la Gougra, afin de garantir un partage équitable de cette précieuse ressource. «On est dans une période charnière, appuie Gaëtan Morard, directeur du Musée des bisses, qui rappelle que le val d’Anniviers en comptait encore plus de 50 en 1970. On a vécu une pause dans leur gestion avec la modernisation, mais on revient au modèle traditionnel et à la collaboration de tous les acteurs concernés.»

La commune d’Anniviers, confortée par une étude prouvant que le bassin versant du torrent du Moulin suffit à combler les besoins des paysans actuels et futurs, a même lancé un nouveau chantier pour réhabiliter le bisse Roux, sur le versant opposé cette fois, entre la cascade de Vuibiesse et le torrent du Lagec. Ce canal permettra d’irriguer 40 hectares de surface agricole supplémentaires sur les hauts de Mission d’ici à 2023.

Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): Sedrik Nemeth/DR

Questions à...

Laurent Maret, chef de l’Office des améliorations structurelles du Valais

Que pense le Canton de la réhabilitation des bisses?
Nous soutenons ces démarches si les ouvrages concernés ont une vocation agricole avérée. Le but est d’encourager leur réfection, à ciel ouvert si possible. Ces bisses, en plus d’être touristiques, sont bénéfiques pour l’environnement et le paysage. Au niveau des améliorations structurelles, ils sont considérés comme des conduites d’amenée principale. Il est important qu’ils répondent aux besoins des paysans en fonction des ressources locales en eau.

Ce savoir-faire s’est-il perdu?
Non, mais ces méthodes traditionnelles doivent en effet être préservées, à l’instar des murs en pierres sèches dans le vignoble.

Des projets comme celui de Saint-Luc sont-ils courants?
Non, la réhabilitation du Grand bisse est une première du point de vue agricole. Nous participons davantage à des remises en état de bisses existants. Depuis des siècles, ils permettent une répartition judicieuse de l’eau et assurent l’irrigation des prés. Maintenir des pâturages aide aussi à lutter contre l’avancée des forêts et l’embuissonnement.

Classé à l’Unesco?

Les bisses et leur fonctionnement, par le biais de coopératives citoyennes (les consortages), pourraient être reconnus à l’avenir sur le plan mondial. «Le dossier de leur inscription au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco a été déposé en mars à Paris», se réjouit Gaëtan Morard, directeur du Musée des bisses. De plus, le Valais estime dans sa fiche de coordination du plan directeur cantonal que ces canaux ont un rôle à jouer dans la gestion moderne de l’or bleu. En irriguant les terrains, ils diminuent les risques d’incendie tout en évacuant les eaux superficielles des coteaux.