Agriculture
L’Irlande, le pays où l’herbe est vraiment plus verte

La filière laitière irlandaise doit son succès à l’État, convaincu du potentiel de son agriculture, et à des producteurs qui recherchent toujours l’efficacité. Reportage dans un pays où le lait fait encore figure d’or blanc.

L’Irlande, le pays où l’herbe est vraiment plus verte

Des prairies vallonnées à perte de vue. Des bâtiments simples, fonctionnels, en rien modernes, où même le toit est en option. Et dans les stabulations, des vaches de 1 m 30 au garrot, vives, au poil épais et brillant, affichant une santé à faire pâlir le meilleur éleveur de Suisse. Voici à quoi ressemble le paysage agricole de l’Irlande, devenue en quelques années un poids lourd du marché laitier européen. C’est en effet le seul pays du continent où le nombre de producteurs laitiers augmente. Les clés du succès de cette île de 4,7 millions d’habitants? Primo, un État décidé à faire de la filière laitière un pilier de l’économie du pays. Secundo, des entreprises de transformation déterminées à conquérir de nouveaux marchés d’exportation. Enfin, des producteurs qui s’inspirent du modèle low cost néo-zélandais: vêlages groupés, pâture intégrale, vaches fertiles et moins productives, coûts de mécanisation réduits.

Une relance par l’export

En 2008, l’Irlande a connu une crise économique et financière sans précédent. La stratégie de reconquête qui s’est ensuivie au niveau national est simple: tirer parti des atouts et richesses naturelles du pays. L’agriculture est ainsi devenue un secteur prioritaire, avec de fortes ambitions de croissance pour le secteur laitier. Entre 2010 et 2020, le gouvernement annonce vouloir augmenter de moitié la production laitière. L’Irlande étant un marché restreint et l’Europe étant saturée, l’Île émeraude vise désormais les pays tiers, Asie en tête. Conquérir de nouveaux marchés, augmenter les exportations, voilà comment l’État entend relancer l’économie du pays. Dans ce contexte, l’abandon des quotas laitiers européens en 2015 est considéré comme une opportunité à saisir: «Nous l’attendions de longue date, confie Joe Kirwan, producteur dans la province du Munster, qui a depuis lors triplé la taille de son troupeau. La sortie du contingentement a été perçue comme une libération par les producteurs comme par les transformateurs.»

Associé à une demande alimentaire mondiale en croissance, le développement de l’élevage irlandais est depuis 2015 stimulé comme jamais: l’Irlande sera responsable de l’augmentation de 25% de la production de lait de l’Union européenne (UE) en 2020. Ses exportations de produits laitiers ont doublé en quinze ans et elle est désormais le quatrième pays européen exportateur derrière les Pays-Bas, la France et l’Allemagne. Si les exportations sont destinées pour plus de la moitié aux États membres de l’UE, le commerce avec les pays tiers va grandissant. La Chine est déjà le deuxième client du secteur laitier irlandais, derrière le Royaume-Uni, avec 16% du total des exportations.

Des transformateurs organisés

Les grands groupes coopératifs comme Glanbia ou Dairy Gold ont construit des usines, créant des centaines d’emplois, afin d’accroître leurs capacités de production. Tradition de longue date, l’exportation devient une spécialité pour ces entreprises qui ont uni leurs forces et adopté une stratégie marketing commune pour gagner en poids et en efficacité dans l’acquisition de nouveaux marchés.
Du côté de la production, on s’est également mis en ordre de marche. On estime que 18 000 exploitants irlandais auront investi 1,5 milliard d’euros entre 2010 et 2020. En quelques années, le troupeau moyen est passé de 25 à 64 vaches laitières et la moyenne annuelle de 3800 à 5200 litres par lactation. L’État soutient les paysans, via des abattements fiscaux pour l’achat de bétail, la facilitation de l’accès à la terre pour les moins de 35 ans, un encouragement au remaniement parcellaire et aux regroupements d’exploitations. «Les autorités s’investissent également pour la qualité de notre production, car elles veulent éviter tout scandale sanitaire ou de manquement au bien-être animal pour des questions évidentes d’image, poursuit Joe Kirwan. La conséquence, c’est que nous sommes très souvent contrôlés dans notre travail!»

L’herbage, cœur du système

Le producteur confie avoir investi 400 000 euros ces deux dernières années, entre l’achat de bêtes et la construction d’un nouveau bâtiment. Il considère cependant que la prise de risque est faible à l’échelle de son exploitation: «Notre modèle d’élevage est basé sur la valorisation de l’herbe. C’est un système qui nous permet d’afficher des coûts de production plus modérés qu’ailleurs», relève Joe Kirwan. C’est bien grâce à la maîtrise de l’herbage que le coût de production d’un kilo de lait dépasse rarement les 25 centimes. Cet art, dans lequel les Irlandais sont passés maîtres, repose sur trois piliers indissociables (lire la suite de notre dossier ci-après): des vêlages groupés en phase avec la pousse de l’herbe, une gestion rigoureuse de la conduite au pâturage associée à un suivi régulier de l’état des prairies et au recours à une génétique bovine adaptée au contexte.

Le Brexit menace

La stratégie irlandaise a beau être pragmatique et ambitieuse, elle a aussi ses limites. Le Brexit constitue ainsi une véritable épée de Damoclès pour les agriculteurs irlandais. Les consommateurs du Royaume-Uni restent en effet leurs principaux clients. Par ailleurs, l’augmentation du nombre de vaches laitières et de leur productivité n’est pas sans risque d’un point de vue environnemental. L’État l’a bien compris et surveille de près la qualité des eaux de surface, de façon que cette intensification volontaire ne dégrade pas les atouts environnementaux et l’image positive du lait de pâturage. Fluctuations de marché, réchauffement climatique, changements d’habitudes alimentaires: rien ne semble affecter la confiance des paysans irlandais et leur volonté de poursuivre leur marche conquérante du marché laitier mondial.

Retrouvez la première partie de ce reportage ici


Pâturer 270 jours par an – «Grass is cash», la devise du producteur irlandais

Avec des températures douces et une pluviométrie annuelle élevée (900 mm environ dans la province du Munster, par exemple) a fortiori bien répartie sur toute l’année, le climat irlandais est évidemment très favorable aux prairies. Une richesse naturelle que les agriculteurs ont de longue date appris à maîtriser. À grand renfort de travaux de recherches encouragés par le gouvernement et les éleveurs qui y contribuent financièrement, les paysans irlandais sont passés maîtres dans l’art de la pâture, qui consiste à équilibrer et à synchroniser l’offre en herbe avec les besoins du troupeau. «La croissance et surtout la valeur nutritive de l’herbe mise à la disposition des vaches dépendent fortement de la gestion des pâturages, explique Kevin Twomey, producteur à Ballyhooly, dans le sud du pays. Le défi est d’offrir une herbe de très haute qualité au troupeau au bon moment: c’est le seul et unique levier pour optimiser le potentiel de production à l’hectare tout en limitant les ressources extérieures de fourrage.»
Pour cet agriculteur, qui possède 1200 vaches réparties sur cinq sites, la réussite d’une année d’herbage se joue dès la fin du mois de janvier, alors que les pâturages sont encore au repos végétatif. «Avec mes salariés, nous allons estimer la matière sèche sur la totalité des surfaces de l’exploitation. En fonction de ce potentiel de départ, nous organisons la répartition des futurs parcs.» Dès le début des mises bas, à la mi-février, les vaches recommencent à sortir et à pâturer. Jusqu’au tarissement à la mi-novembre, l’organisation de Kevin Twomey repose sur le pâturage tournant. «Les vaches ne remettent plus un pied dans le bâtiment. Nous les changeons de parc toutes les 24 à 48 heures environ, en fonction de la couverture herbagère que nous mesurons grâce à un herbomètre, deux fois par semaine.» Kevin Twomey l’affirme sans ambages: «Grass is cash», l’herbe, c’est le nerf de la guerre. Tout repose sur une gestion rigoureuse de la conduite du pâturage, qui nécessite autant de précision qu’un plan d’alimentation. «Il faut être aussi attentif aux conditions hygrométriques et à l’état des prairies qu’au niveau de production des bêtes, afin de pouvoir anticiper les changements de parc. On ajuste en permanence!» Kevin Twomey renouvelle 5 à 7% de ses pâtures chaque année, fait pâturer en moyenne 2,8 vaches par hectare, tout en cherchant à produire 14 tonnes de matière sèche par hectare. «Nous avons effectué de nombreux échanges de parcelles avec les voisins, afin de regrouper les troupeau autant que possible. Chaque vache perd un litre de production par kilomètre d’éloignement!»


Fertilité au top –  La détection des chaleurs, critère No 1 de la réussite irlandaise

Gérante d’un domaine situé au nord de Cork, Esther Walsh (38 ans) gère un millier de vaches laitières réparties sur deux fermes et pratique, à l’instar d’une majorité de ses collègues, le vêlage saisonné: «80% du troupeau met bas entre le 25 janvier et le 5 mars.» Surveiller les vêlages, remettre en route la salle de traite, se relayer 24 heures sur 24 pour s’occuper des veaux nouveau-nés sans compter de nombreuses autres tâches: on pourrait s’attendre à ce que ces six semaines soient les plus critiques de l’année pour Esther. «Mais pas du tout! C’est au début du printemps, au moment de détecter les premières chaleurs, que se joue la réussite de l’année à venir», nous détrompe l’éleveuse, pour qui la fertilité de son troupeau compte plus que tout. «C’est tout simplement ce qui me permet de gagner des jours de lactation, donc de l’argent. Une chaleur de loupée, c’est 250 euros de lait en moins!» Pas de podomètre ni d’analyse de la progestérone dans le lait pour aider l’exploitante dans cette étape cruciale. Le seul et unique indicateur, ce sont les queues des vaches recouvertes d’un trait de peinture. «L’état de la peinture indique si la vache s’est laissé ou non chevaucher par d’autres.» Pour Esther, cette période nécessite un investissement de tous les instants. «Mon objectif, c’est que 95% des vaches soient inséminées lors du premier cycle. Je veux que moins de 8% de mon troupeau soit vide à 10 semaines et moins de 5% à 12 semaines.» Et la méthode d’Esther fonctionne. Le vétérinaire insémine en effet une trentaine de vaches quotidiennement. À la mi-avril, Esther passe aux ultrasons les bêtes qui ne sont toujours pas cyclées. «Certaines ont des kystes. D’autres ont juste besoin d’un peu plus de temps et seront fécondées par des taureaux.» Ultime solution, les spirales d’hormones ne concerneront en définitive que dix vaches, sur le millier que compte le troupeau. «Nous cherchons à être le moins interventionnistes possible», souligne la jeune exploitante, qui reconnaît s’appuyer par ailleurs sur la génétique. «La fertilité est un facteur essentiel dans mes critères de sélection. Mais le management de troupeau reste le principal facteur de réussite.»
+ d’infos: www.moorehillfarms.com


Génétique adaptée – Des programmes de sélection dévolus au système

C’est dans les années 2000 que les Irlandais ont commencé à adopter les techniques d’élevage néo-zélandaises – vêlages saisonniers et groupés, pâture intégrale – et la génétique qui va avec. Ainsi, chez les Kirwan, à Tipperary, à une heure au nord de Cork, on ne jure que par les vaches kiwi cross – 3/4 holstein, 1/4 jersey –, dont la génétique est fournie par la firme néo-zélandaise LIC. «Les exploitations irlandaises traditionnelles avaient recours à des holsteins britanniques, grandes laitières, mais lourdes et peu efficaces.
La génétique kiwi nous a apporté des vaches plus petites, qui transforment efficacement l’herbe en lait. Elles sont clairement plus adaptées au système de la pâture intégrale», résume Joe Kirwan, qui exploite avec sa femme Kathleen et son fils Stephen un domaine de 64 hectares et 200 vaches laitières. Si le sang jersey confère aux bêtes une efficacité alimentaire assez exceptionnelle (500 kg de poids vif pour 500 kg de matière utile produite par an), la génétique holstein laisse dans les troupeaux une belle production laitière, avec une moyenne de troupeau approchant les 6000 kg par vache et par an dans le cas des Kirwan. «On a clairement basé notre programme de sélection sur les besoins du marché, confie Linda O’Neill, de la filiale irlandaise du groupe LIC. Une vache qui porte facilement, qui donne naissance à un veau chaque année et qui dure cinq lactations. Tel est notre objectif!»
Depuis quinze ans, les producteurs irlandais, par l’intermédiaire de l’Irish Cattle Breeding Federation, ont également mis en place leur propre système de sélection, qui commence à percer dans le pays ainsi qu’à l’étranger, puisque 400 000 doses ont d’ores et déjà été exportées. Là encore, c’est la fertilité qui est au cœur des préoccupations des responsables du programme. Dans le système de sélection irlandais, comme chez les Néo-Zélandais, les animaux (mâles et femelles) sont évalués par l’EBI, un indice de profitabilité et d’efficacité unique en son genre, qui vise à identifier les bêtes les plus rentables pour l’élevage. Production laitière, teneurs, fécondité, facilité de vêlage, mais aussi coût d’entretien et de santé sont compilés dans un chiffre particulièrement utile à l’éleveur. «Nous cherchons des vaches efficaces, qui nous permettent d’encaisser aisément les fluctuations du prix du lait», résume Joe Kirwan.

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Claire Muller / DR

Un peu de lecture

Voici trois références bibliographiques incontournables dans le cadre d’une réflexion sur la pâture intégrale.

Productivité de l’herbe, André Voisin, Éditions France Agricole. Réédition de l’ouvrage publié en 1957.

Milk Production from Pasture, C. W. Holmes, Éditions Butterworth-Heinemann (en anglais).

Gras dich fit – Weide erfolgreich umsetzen, A. Steinwidder et W. Starz, Éditions Leopold Stocker (en allemand).