Terroir
L’idée qui a révolutionné la dégustation de la tête-de-moine

Las de devoir racler la tête-de-moine à main levée, Nicolas Crevoisier a créé la girolle en 1981. Aujourd’hui décédé, le mécanicien laisse derrière lui une invention qui s’est écoulée à plus de 3 millions d’exemplaires.

L’idée qui a révolutionné la dégustation de la tête-de-moine

C’est l’un de ces éclairs de génie qui ne vous arrive qu’une fois dans une vie. «L’invention du siècle», estime même en souriant Pierre Rom, patron de l’entreprise Métafil-LaGirolle, basée à Lajoux. Aujourd’hui encore, ses ouvriers produisent la girolle, servant à transformer la tête-de-moine en délicates rosettes.

Simple, mais très ingénieux
C’est dans ce petit village jurassien, à quelques pas seulement des ateliers, que cette manivelle équipée d’un couteau tournant autour d’un axe, a vu le jour il y a plus de trente ans. On la doit au mécanicien de précision Nicolas Crevoisier, décédé en octobre dernier. Il l’a conçue chez lui, seul, en 1981, lorsque la crise horlogère menaçait. L’héritage qu’il laisse est immense: en trente-six ans, plus de 3 millions de girolles ont été vendues dans le monde entier.
Ces jours, les cartons s’empilent dans l’atelier djoulais. D’octobre à février, les commandes affluent des quatre coins du pays. Des milliers de girolles s’apprêtent à quitter l’entreprise, véritable épicentre de la production. Avant d’en reprendre les rênes, Pierre Rom a travaillé pendant sept ans avec Nicolas Crevoisier, qu’il décrit comme «un renard très ingénieux». «À L’époque, quand il a imaginé la girolle, la tête-de-moine était presque sacrée. Elle coûtait cher et on ne la dégustait que pendant les Fêtes, rappelle-t-il. Traditionnellement, c’était le patriarche qui réalisait des rosettes à main levée, avec un couteau. Il fallait avoir le coup!» Or ce n’était pas une mince affaire dans la famille Crevoisier, qui comptait alors sept membres. Pour s’épargner des soirées entières passées à racler du fromage, Nicolas Crevoisier planche sur un outil permettant de transformer la meule en fines dentelles, sans effort. Il passe des heures à construire des prototypes pour faciliter la dégustation de ce fromage si particulier. Selon la tradition, ses arômes ne se développent que lorsqu’on le mange de cette étonnante manière. Cette façon de déguster cette spécialité, on la doit à un moine gourmand. Il aurait commencé à décalotter les meules pour les gratter discrètement, à l’insu de ses pairs. Le geste est resté.

Des appétits aiguisés
Très inventif, Nicolas Crevoisier développe une ribambelle de modèles, aucune n’ayant eu autant d’impact que la girolle. Il mettra trois ans à créer celle que l’on connaît aujourd’hui. Le mécanicien de précision n’obtient le résultat escompté que le jour où il commet presque un crime de lèse-majesté, en plantant la tête-de-moine sur une pique. «En empalant le fromage, ce qui ne se faisait pas alors, il a découvert le principe très simple et efficace du système qui a peu changé jusqu’à maintenant, poursuit Pierre Rom. Il l’a aussitôt breveté.» L’inventeur croit en son produit, mais il est loin d’imaginer la destinée qui l’attend. Il concédera à Pierre Rom, des décennies plus tard, n’avoir commandé la première année que 300 cartons pour sa girolle, nom inspiré des rosettes ressemblant à des champignons. Or elle s’arrache. En dix mois, il en vend 15’000 au lieu des 4000 espérés. En 1986, celui qui fut également maire de Lajoux reçoit le Prix du gouvernement jurassien pour son innovation. Mais son succès aiguise les appétits. Des contrefaçons voient le jour et les procès font la une des journaux. L’un des plus retentissants sera celui mené fin 1995 face à l’entreprise Bodum. La presse dévoile qu’Interpol traque les «girolles frauduleuses» et qu’il y a eu des perquisitions et des saisies au siège de la marque à Lucerne. «Pendant toute la durée du brevet, soit jusqu’en 2002, Nicolas Crevoisier se battra contre les copies de son produit, en investissant son propre argent, poursuit Pierre Rom. Il ne lâchait rien et l’a défendu jusqu’au bout.» À 73 ans, le patriarche prend finalement sa retraite. Il décédera dans sa 91e année, dans son village qu’il n’a jamais quitté. Sa girolle, qui n’est plus protégée par un brevet, est aujourd’hui largement copiée. Elle se décline en version mini, en plastique ou en imitation marbre. Une chose n’a toutefois pas changé: l’originale est toujours fabriquée dans la même entreprise à Lajoux.

+ D’infos www.metafil-lagirolle.ch

Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): Nicolas de Neve/DR

En dates et chiffres

Ce fromage, c’est:
En 1192, un document fait mention de moines de Bellelay payant le cens annuel de biens fonciers avec un fromage fabriqué à l’abbaye.
En 1950, la production totale est d’environ 27 tonnes.
En 1982, lancement de la girolle sur le marché. Les ventes de tête-de-moine augmentent de 60 tonnes en moyenne chaque année.
En 2001, obtention de l’AOP.
De 858 tonnes en 1990, la production bondit à 2523 tonnes en 2017.
Plus de 63% de la production totale est vendue à l’étranger.
+ D’infos www.tetedemoine.ch

Questions à...

Jacques Gygax, président de l’Interprofession de la tête-de-moine

Comment était reçu Nicolas Crevoisier, lorsqu’il a présenté son invention?
Il allait en personne rencontrer ses partenaires. Je l’ai connu lorsque j’étais à la Miba (ndlr: la Société coopérative de producteurs de lait bâloise). J’ai toujours cru à la girolle, mais je ne pensais pas qu’elle connaîtrait un tel destin. On a parlé d’acheter son brevet, sans arriver à se mettre d’accord. Nos discussions étaient épiques.
Sans la girolle, est-ce que ce fromage aurait connu un tel destin?
Non, mais les fabricants ne l’ont pas attendue pour promouvoir la tête-de-moine. Dès 1978, ils ont édicté un cahier des charges, dix ans avant l’obtention de l’AOP. La marque était protégée, mais les ventes ont vraiment décollé dans les années 1990.
Est-ce que ça a été compliqué de suivre la demande, qui a bondi d’un coup?
Non, les fromagers avaient beaucoup investi dans leurs installations et ont toujours géré les quantités. La tête-de-moine avait du potentiel, il a été pleinement mis en valeur par la girolle. Les deux produits sont complémentaires. Aujourd’hui, la filière génère plus de 70 millions de francs de valeur ajoutée et de nombreux emplois, notamment dans la région.