Œnologie
Les vins sans dioxyde de soufre n’existent pratiquement pas

Comme tous les additifs autorisés, le dioxyde de soufre doit être ajouté en volume limité. C’est ce qu’enseigne Ramón Mira à ses étudiants de Changins. Mais ce n’est pas une raison pour dire n’importe quoi à leur propos – encore moins pour s’en passer complètement, souligne ce spécialiste reconnu.

Les vins sans dioxyde de soufre n’existent pratiquement pas

Ajouté au moût sous forme de sel, plus rarement sous forme gazeuse, à raison de 160 à 400 mg par litre, le dioxyde de soufre, ou SO2 ou encore sulfite est un antiseptique naturel inodore et sans saveur utilisé depuis très longtemps par les vignerons. Son efficacité antibactérienne et antioxydante incontestée se voit depuis plusieurs années mise en balance avec sa toxicité, supposée et de nature allergène. Maux de tête et nausées seraient ainsi le lot des consommateurs «sensibles», catégorie à laquelle chacun s’associe évidemment facilement. Un buzz sur lequel surfe le courant des vins dits «nature», mais aussi une abondante littérature partagée entre dénonciation des méfaits des sulfites et régimes sans SO2 – sans même évoquer les dispositifs censés désulfiter le vin en bouteille, aussi miraculeux qu’onéreux.
De quoi agacer Ramón Mira de Orduña Heidinger! Biologiste de formation né à Baden (D) d’un père espagnol et d’une mère allemande, il s’est spécialisé dans la chimie du vin au gré d’un parcours académique et professionnel brillant, passant notamment par la prestigieuse Université Cornell de New York. Enseignant à Changins (VD) depuis 2013, ce sportif à l’esprit vif et athlétique apprend à ses étudiants à concilier vinification et limitation des sulfites, au nom des bonnes pratiques, mais «sans panique». Une voie tout en nuances qui l’incite à pourfendre nombre de postulats erronés, mais bien répandus dans le public.

Une chimie compliquée
À commencer par la confusion durable entre soufre et sulfites, souvent entretenue par des étiquettes racoleuses genre «vin sans soufre». «Le soufre élémentaire est utilisé en viticulture, mais jamais en œnologie, sans quoi les levures le transformeraient en sulfure d’hydrogène, ruinant le vin par une forte odeur d’œuf pourri», rappelle le chercheur. De fait, pour maîtriser les bactéries et l’oxydation qui menacent à court terme un vin nouvellement fermenté, les cavistes ont besoin de molécules de soufre, mais liées à de l’oxygène, et capables de s’associer à d’autres molécules. «La chimie des sulfites est assez compliquée», admet Ramón Mira.
Qui n’en dénonce pas moins le lien abusif entre «sans sulfite» et «naturel»: «Le soufre existe un peu partout sur Terre sous forme élémentaire, contrairement au cuivre, par exemple. Le SO2 est très répandu dans l’atmosphère, surtout sous l’effet des activités humaines comme la combustion du charbon, mais aussi par l’activité volcanique. En 1991, le Pinatubo a rejeté environ 20 millions de tonnes de SO2 dans l’air ambiant», précise-t-il. Et il n’y a pas que dans l’atmosphère: le soufre est le troisième minéral le plus présent dans l’organisme humain, après le calcium et le potassium. Indispensable au bon fonctionnement des protéines structurelles (collagène, kératine, etc.), il l’est tout autant à celui des enzymes. «Le corps dégrade ainsi le soufre en sulfites, à raison de 2 g par jour, grâce à une enzyme dont c’est la seule fonction, et qui est présente chez tous les mammifères», note le chimiste.

Un composant naturel
Mais c’est la notion même de «vin sans sulfite» qui donne des maux de tête à Ramón Mira. «Ça n’existe pratiquement pas! Toutes les levures en produisent, en quantité variant de 20 mg/l à plus de 100 mg dans certains cas spéciaux.» Des quantités qui vont certes s’ajouter aux sulfites déjà présents dans l’organisme, qu’ils soient exogènes ou endogènes; le chercheur rappelle à ce propos que la métabolisation d’une bonne fondue produit quelque 1400 mg de SO2 chez un convive. «Si on ne supportait pas cette quantité, ça fait longtemps qu’il n’y aurait plus de vaches en Suisse», ironise-t-il. Bref, les sulfites sont à la fois naturels et indispensables à l’organisme. Cela ne veut pas dire qu’ils soient anodins. Leur toxicité aiguë, en soi, n’est pas en cause: la dose médiane létale (ou LD50, soit la dose unique qui tue théoriquement 50% des sujets en un temps donné) du SO2 est d’environ 820 mg par kilo de poids corporel – en tout cas chez la souris… En tenant compte des concentrations normales de sulfites dans le vin, il faudrait en consommer presque 300 litres en une prise pour mettre sa vie en danger. À titre de comparaison, l’éthanol, qui reste le champion des toxiques présents dans le vin, est potentiellement mortel à partir d’une dose correspondant à 5 litres environ. Idem pour leur cancérogénicité: classés 3, soit «non classifiables comme carcinogènes», ils ne peuvent régater avec le bon vieil éthanol, classé 1 – «carcinogène pour l’être humain» (dans les boissons alcooliques).
Le vrai problème est plus diffus et concerne un groupe limité de personnes «en situation spéciale»: les asthmatiques, pour lesquels l’action irritante des sulfites, par inhalation (le nez dans son verre, par exemple), peut entraîner des difficultés respiratoires, d’une part, et les «personnes allergiques» d’autre part. Scientifiquement parlant, on entre là en terre inconnue: «Il y a très peu d’études et de chiffres fiables sur le sujet, et apparemment, personne ne tient à se lancer dans des tests», relève Ramón Mira. Qui n’en balaie pas pour autant toute allégation allant dans ce sens: «C’est bien pourquoi je suis favorable au principe de réduire autant que possible la teneur en un additif potentiellement irritant.»

Existe-t-il des alternatives?
Quoi qu’il en soit, pour les vignerons tentés de se passer complètement du SO2, les solutions de rechange ne sont guère convaincantes – lysozyme, vitamine C, glutathion, haute pression, irradiation, argent colloïdal, autant de méthodes souvent farfelues, assassines pour le vin, toxiques ou hors de prix – ou le tout à la fois; surtout, «aucune autre méthode n’est à la fois antimicrobienne et antioxydante», souligne le chercheur. Quant à «simplement» s’en passer, le risque est «simplement» de produire un vin au mieux ultravulnérable à moins de prendre mille précautions pour le conserver, au pire entaché de graves défauts de goût dus à des bactéries indésirables, voire de maladies qu’on croyait appartenir au passé – comme la «tourne» ou «goût de souris», qui voit l’acide tartrique totalement éradiqué au profit de l’acide acétique. «Faire un grand vin sans sulfite n’est pas impossible, mais il est absurde de prétendre qu’on fait «mieux» en laissant faire la nature», relève Ramón Mira.
Même en dehors du cas des «vins nature», la réduction des taux de sulfites autorisés, sous la pression des consommateurs, a déjà eu pour effet pervers d’inciter certains grands producteurs à augmenter le volume de sucre résiduel pour permettre un dosage en sulfites plus important (voir encadré). Les sulfites sont par ailleurs indispensables pour préserver la subtilité aromatique de certains cépages. Ramón Mira est catégorique: «Sans SO2, des spécialités comme la petite arvine ou le sauvignon blanc perdent beaucoup de leur caractère.» Bref, une mise à ban totale des sulfites ferait peut-être l’affaire des vignerons «nature», et quelques gros producteurs peu regardants sur la personnalité et la qualité des vins s’en accommoderaient sans trop de peine. Pour les vignerons et les œnophiles attachés à leur formidable diversité de styles et de spécificités, en revanche, c’est une autre affaire.

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): Olivier Evard

De quoi parle-t-on?

Édicté par l’Union suisse des œnologues, le Code des bonnes pratiques œnologiques autorise l’adjonction au moût de SO2 gazeux à 100%, ou en solution à 5% du poids total, ou sous forme de disulfite de potassium à 50% au moins de SO2 dans le poids total. Les teneurs autorisées diffèrent légèrement de celles établies par l’Office international des vins (OIV):

  • Vin rouge, <5 g/l sucre résiduel: 160 mg/l (OIV: 150 mg/l).
  • Vin rouge, dès 5 g/l SR: 210 mg/l (OIV: 200 mg/l).
  • Blanc et rosé: 210 mg/l. Mousseux: 210 mg/l.
  • Mousseux, >5 g/ sucre résiduel: 260 mg/l.
  • Vin doux: 400 mg/l.