Interview
Les particularités du monde paysan compliquent bien souvent les divorces

Pour la sociologue Sandra Contzen et l’agronome Christine Burren, les problématiques liées au divorce dans l’agriculture sont avant tout révélatrices de l’absence de statut clair pour les femmes au sein de l’exploitation.

Les particularités du monde paysan compliquent bien souvent les divorces

L’étude que vous avez menée conjointement montre que le nombre de divorces dans l’agriculture est sensiblement inférieur au reste de la société. Comment l’expliquer?

Sandra Contzen: Tout simplement parce que c’est un secteur d’activité traditionnel, où toutes les évolutions sociétales arrivent plus tardivement. Le divorce n’est en réalité qu’un phénomène parmi d’autres, tout comme le nombre de femmes à la tête d’exploitations, encore relativement faible!

Christine Burren: Notre étude – la première à se pencher sur ce phénomène, d’un point de vue quantitatif et qualitatif – a levé enfin le voile sur cet aspect encore passablement tabou dans les campagnes et démontré un fait saillant: près de 20% des divorces dans le monde paysan sont litigieux, soit deux fois plus que la moyenne nationale – 90% des divorces en Suisse se font par consentement mutuel.

D’où vient cette particularité?

SC: En agriculture, la frontière entre les sphères personnelle et professionnelle est ténue. On investit tout l’argent du ménage dans les bâtiments, les machines, les animaux, et finalement très peu dans la sécurité sociale, la prévoyance et les comptes d’épargne. Au moment de la séparation, il y a généralement des dettes et peu de liquidités à partager…

CB: Le conjoint non propriétaire – généralement l’épouse – a bien souvent participé aux investissements dans la ferme de son conjoint. Mais l’absence de preuves relatives à ces financements empêche de récupérer ces montants; 55% des personnes interrogées nous ont confié ne pas avoir de trace écrite des investissements supérieurs à 10000 francs qu’elles ont effectués.

Mais n’est-ce pas là le dénominateur commun à toutes les entreprises familiales, qu’elle soit ou non agricole?

CB: L’agriculture est un cas particulier, car selon le droit foncier rural, en cas de divorce, l’exploitation est en effet estimée à la valeur de rendement, inférieure à la valeur vénale. Les investissements réalisés sont dépréciés et il y a donc moins à partager!

SC: Dans cette branche, en comparaison avec les autres secteurs, on observe que davantage de conjoints – généralement les épouses – travaillent sans rémunération. En outre, ces dernières ne bénéficent pas des mêmes couvertures sociales que d’autres employés. Ainsi, à la différence de la femme d’un boulanger qui dispose des prestations sociales standard, la paysanne engagée sur le domaine n’est pas obligatoirement soumise à la prévoyance professionnelle, ni à l’assurance accidents. Et elle n’a même pas la possibilité de cotiser à l’assurance chômage!

Dès lors, quelles sont les conséquences lorsqu’un couple marié se sépare?

CB: C’est généralement l’épouse qui quitte le domicile familial, étant donné qu’il est bien souvent situé sur la ferme. En plus de perdre son environnement social – au sein d’une famille paysanne, quasiment toute la vie tourne autour des activités agricoles –  elle se retrouve dès lors, faute d’un statut clair et défini, sans emploi et sans ressources financières.

SC: Et pour les conjoints qui restent seuls à la tête du domaine, l’augmentation de la charge de travail est la conséquence la plus notoire. Notre étude a révélé que plus de la moitié des chefs d’exploitation ont vu leur volume de travail s’accroître après le divorce sans employer de main-d’œuvre externe supplémentaire. À partir de ce moment-là, le risque de burn-out est décuplé.

Si c’est l’absence de statut et de couverture sociale pour l’agricultrice qui est au centre de cette problématique, une décision politique ne pourrait-elle pas mettre un terme à ces situations potentiellement dramatiques?

SC: En toute honnêteté, je n’y crois pas… Notre Parlement, en plus d’être à majorité masculine, est âgé et conservateur. Selon moi, la solution viendra du monde agricole lui-même et de la prochaine génération!

CB: Une partie conséquente des actifs, à commencer par les femmes paysannes, œuvre encore aujourd’hui sans rémunération. C’est injuste, car elles contribuent au profit d’une entité économique, qui doit pouvoir rémunérer ses salariés! Bien des jeunes ont désormais autre rapport à leur métier, et accordent une toute autre importance à la question de la rémunération de toute la main d’oeuvre.

En attendant un changement de mœurs, quelles seraient vos recommandations aux couples paysans?
CB:
De s’informer et de se faire conseiller au moment du choix du régime matrimonial. Selon notre étude, à la conclusion du mariage, 35% des couples n’étaient pas conscients des conséquences juridiques de leur régime matrimonial en cas de divorce.

SC: Même si ce n’est guère romantique, il faut à tout prix évoquer le scénario de la séparation et du divorce, et surtout s’interroger sur le rapport de chaque membre du couple à l’exploitation, qui demeure, malgré tout l’affect qu’on peut y mettre, une entité économique, il ne faut pas l’oublier! Clarifier le statut de chacun et le renégocier régulièrement sont une absolue nécessité.

Estimez-vous que la défense professionnelle thématise assez ce problème?
CB:
On devrait insister davantage sur l’importance de rester indépendant en tant qu’individu, d’un point de vue financier, mais aussi social.

SC: Exister socialement en dehors de la ferme est vital! En outre, aimer et se marier avec un agriculteur ne signifie pas forcément devenir paysanne et se subordonner à la vie idéalisée d’une famille paysanne!

+ d’infos Le résultat de l’étude et un dossier approfondi sont publiés sur www.ufarevue.ch

Texte(s): Propos recueillis par Claire Muller
Photo(s): Blaise Guignard

Bio express

Sandra Contzen
La professeure (à g.) dirige la chaire de sociologie rurale à la HAFL de Zollikofen (BE), et travaille entre autres sur les questions d’égalité au sein du monde paysan. Elle a récemment créé un jeu de société, «Parcours», pour sensibiliser les familles paysannes aux aspects sociaux de la remise des fermes, comme les questions d’équité de rémunération ou celles liées aux assurances sociales.

Christine Burren
L’agronome (à dr.) œuvre comme conseillère et coach pour l’Inforama à Zollikofen. Elle accompagne notamment les couples d’agriculteurs en cours de séparation.

Témoignage d’une vaudoise à réécouter

Mariée durant trente-deux ans à un agriculteur, Françoise Marendaz s’est retrouvée sans revenu et sans toit lorsqu’elle a demandé le divorce, après des années de conflits. Au micro, elle raconte son histoire, afin d’encourager les femmes qui travaillent dans une exploitation familiale à devenir salariées. (Ré)écoutez cet épisode de notre podcast «Au cœur des champs», qui s’intéresse aux relations amoureuses des paysannes et paysans.

+ d’infos Disponible gratuitement sur www.terrenature.ch/podcasts, notre chaîne Youtube et les principales plateformes d’écoute comme Spotify et Google Podcasts.