Et si, en Suisse, des protéines d’insectes étaient données aux volailles et porcs, comme dans le reste de l’Europe? Des entreprises adeptes du recyclage de déchets alimentaires se profilent, malgré de nombreux obstacles.

Dans un local à Moutier (BE), plus de cent caisses en plastique bleu sont empilées. À l’intérieur, des milliers de vers de farine et mouches soldats noires sont élevés par Céline Albertella, 26 ans, qui a créé en janvier sa start-up baptisée Hexafed. Son but: fabriquer de la farine d’insectes pour animaux de rente. Pour ce faire, elle compte sur une révision de l’Ordonnance concernant les sous-produits animaux (OSPA), qui prévoit d’autoriser les protéines transformées d’insectes pour l’alimentation des volailles et des porcs d’ici à l’automne 2023, sous réserve de l’acceptation du Conseil fédéral. Si une loi similaire est entrée en vigueur dans l’Union européenne en début d’année, seuls les poissons en aquaculture et les animaux de compagnie peuvent, pour le moment, être nourris par certaines espèces en Suisse.
Crainte de la «vache folle»
Selon la Bernoise, il est vital que la Confédération emboîte le pas à l’UE. «Actuellement, nous importons beaucoup de fourrage à base de soja et poisson, ce qui cause de la déforestation et de la surpêche. Les insectes, eux, sont une ressource locale pouvant contenir jusqu’à 61% de protéines, contre 38% pour le soja», expose-t-elle. En plus de se multiplier rapidement, ces invertébrés se nourrissent de matières organiques variées, ce qui permettrait de revaloriser une grande quantité de sous-produits agricoles et alimentaires. «Il s’agit de transformer des déchets en ressource, dans une perspective d’économie circulaire. Les humains peuvent consommer des insectes depuis cinq ans, bien que cela ait peu de succès. Pourquoi pas les bêtes? Les cochons et volailles en mangent naturellement, il n’y aura pas besoin de les convaincre», lance la jeune femme, qui se contente pour l’instant de vendre du frass, un engrais issu des déjections d’insectes.
En Suisse, d’autres sociétés sont dans les starting-blocks. À l’image de Ticinsect, au Tessin, qui mise sur les larves de mouches soldats noires. Cette usine vise une fabrication industrielle de mille tonnes de farine par an grâce au recyclage de denrées alimentaires jetées. «Chaque année, trois millions de tonnes de déchets organiques sont produites dans le pays, dont la plupart finissent dans des incinérateurs. Les insectes pourraient réduire cette biomasse à une vitesse record. Avec 10 kilos de déchets, les mouches en fournissent 9 de nourriture, estime sa fondatrice Elisa Filippi. Il y a de la demande, les investisseurs sont prêts. Il est temps que les mentalités changent!»
Pourtant, malgré la probable révision de l’OSPA, un autre obstacle freine ces entreprises. Les insectes étant considérés comme des animaux de rente, il sera toujours interdit de les affourager avec des «restes d’aliments», soit des déchets de cuisine et de table provenant de ménages privés ou de restaurants, précise l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV). Bien que quelques exceptions existent, comme le lait, cette mesure stricte vise à garantir la sécurité alimentaire, en lien avec la crise de la «vache folle» qui avait secoué l’Europe dans les années 1990. «Le risque est que les farines d’insectes nourris avec des restes contiennent des traces de protéines de ruminants, qui seraient ensuite données aux animaux. Il faut à tout prix éviter cela», déclare l’OSAV.
Grand défi industriel
Au-delà de la loi, le milieu de la recherche estime que de nombreux sous-produits de l’industrie alimentaire pourraient être donnés directement aux animaux d’élevage plutôt qu’aux insectes, tels le son de blé, le petit-lait ou les résidus de jus de fruits. «En ajoutant un niveau supplémentaire dans la chaîne alimentaire, il y aurait une perte de nutriments, ainsi que des émissions supplémentaires de gaz à effet de serre. Ce serait un non-sens! Sans compter que d’après nos études, les larves de mouches soldats noires ne se développent bien qu’avec des aliments de très haute qualité, comme ceux que l’on fournit aux poulets», affirme Florian Leiber, chef du département des sciences du bétail au FiBL. Selon lui, les sources d’alimentation potentielles sont à chercher du côté des eaux usées humaines, du fumier animal ou des déchets d’abattoirs et gastro-intestinaux, si les mesures d’hygiène sont appliquées de manière appropriée. Collaboratrice scientifique à la Haute école des sciences agronomiques, forestières et alimentaires, à Zollikofen (BE), Martina Müller voit elle aussi la production industrielle d’insectes comme un défi. «Bien qu’ils contiennent de nombreuses protéines digestes et substances positives pour la santé intestinale, ils ne pourront être considérés comme un aliment intéressant que si l’on trouve le moyen de les produire de manière durable, en quantité suffisante et à un prix acceptable. Le Conseil fédéral doit faire le premier pas au niveau législatif pour encourager la recherche et les entreprises en ce sens.»
Les paysans sont intéressés
Si le cadre légal concernant l’alimentation animale à base d’insectes est encore incertain en Suisse, Loïc Bardet, directeur d’Agora, organisation faîtière de l’agriculture romande, n’est pas opposé au principe. «Nous sommes ouverts à toute nouvelle source de protéines indigène permettant de diversifier nos fourrages et diminuer notre dépendance à l’étranger. En revanche, ces insectes devront être nourris avec des aliments qui ne puissent pas être consommés par les porcs ou les volailles, pour éviter la concurrence inutile», dit-il. Agriculteur à Crémines (BE), Walter Habegger se montre particulièrement intéressé. Cet éleveur de 120 laitières participe depuis peu au label «lait des prés IP-Suisse», interdisant de nourrir le bétail avec du soja. «Pour le moment, je leur donne du gluten de maïs, des drêches de blé et de bière, mais je cherche d’autres ressources locales, dont les insectes pourraient faire partie.» Selon Loïc Bardet, le succès de ces farines dépendra du nombre de fournisseurs, ainsi que de la qualité et du prix des produits. «Si une poignée d’entreprises se partage le marché helvétique, cela n’améliorera pas la position des paysans, en les rendant tout aussi dépendants de l’extérieur», observe-t-il. Pour pallier ce problème, une entreprise argovienne nommée SmartBreed propose depuis 2019 des «boîtes» avec capteurs pour élever sauterelles, grillons, vers de farine et mouches soldats noires directement à la ferme, et à terme de les transformer sur place.
Un retour en grâce
Le mois dernier, l’Assemblée fédérale a mis fin à l’interdiction des farines animales pour certains élevages, ouvrant le débat autour de ces pratiques. Ainsi, les protéines de porcs pourront être utilisées dans l’alimentation des volailles et inversement. Cette proscription était un héritage de la crise de la «vache folle», ou encéphalopathie spongiforme bovine, dont le variant Creutzfeldt-Jakob pouvait se transmettre à l’humain. À cette époque, des bovins avaient été nourris avec des sous-produits de leur propre espèce.