Reportage
Les frères Freitag ont inventé la formule qui change les bâches en or

Les Zurichois Daniel et Markus Freitag étaient les premiers à recycler des bâches de camion usagées en sacs. La marque a fondé son succès sur sa créativité et son ambition, tout en maintenant l’écologie en tête de ses priorités.

Les frères Freitag ont inventé la formule qui change les bâches en or

Certains travaillent le cuir, d’autres la bâche de camion. C’est le pari que se lancent Daniel et Markus Freitag il y a vingt-quatre ans. Les deux frères écolos sont à la recherche d’un sac qui soit confortable lorsqu’ils se déplacent à vélo, et y voient le moyen de donner une seconde vie à un matériau en bout de course.
Deux décennies après avoir bricolé leurs premiers sacs, l’aventure des Zurichois s’est muée en success-story: 160 employés, 300 000 sacs produits chaque année, des boutiques de Berlin à Tokyo, la consécration du Museum of Modern Art de New York, où le modèle créé par les frangins est exposé aux côtés d’icônes du design. Ils n’ont plus besoin de se poster sur les ponts qui surplombent l’autoroute pour repérer le nom des transporteurs – une discipline qu’ils ont baptisée «truckspotting». Et ils n’ont toujours pas de voiture.

Faire du neuf avec du vieux
L’usine où naissent les créations de Daniel et Markus Freitag tient à la fois de l’atelier tout helvétique et de la start-up à l’américaine. Vélos en libre-service, musique à plein régime, corbeilles de fruits, meubles chinés et postes de travail interchangeables. Salles de conférence et bureaux sont organisés autour du grand hall de béton nu où arrivent les bâches brutes, récupérées directement auprès de centaines d’entreprises de transport. Lavées puis découpées sur place, elles ne quittent Zurich que pour l’étape de la couture: «Les sacs sont assemblés à l’étranger, notamment au Portugal, en France ou en Bulgarie, explique Elisabeth Isenegger, porte-parole de la marque zurichoise. Nous devons délocaliser cette étape parce qu’il n’y a plus d’industrie textile en Suisse.» Les sacs reviennent pour être triés par couleur et photographiés, étape indispensable puisque chaque objet est unique.
Les frères Freitag sont des pionniers de l’«upcycling». Ce néologisme se distingue du recyclage classique par le fait que le procédé procure une valeur ajoutée au matériau de base. Il exige d’autant plus de créativité: «Une bâche de camion n’est pas facile à travailler, souligne Markus Freitag à l’heure de la pause-déjeuner. Elle pèse entre 600 et 900 grammes par mètre carré en fonction du type de toile et du nombre d’années qu’elle a roulé. On ne doit donc pas créer des sacs trop complexes si l’on veut pouvoir les soulever! D’habitude, les designers partent d’une feuille blanche. Chez nous, c’est le contraire.»

Et pourquoi pas des habits?
Si l’entreprise a connu une croissance vertigineuse, pas question de transiger sur ses principes écologiques. Les 4 millions de litres d’eau nécessaires chaque année au lavage des bâches viennent d’un collecteur de pluie installé sur le toit. Les transports, eux, sont réduits au minimum. «Le bilan écologique de nos sacs est bon pour la simple raison que nous n’avons pas besoin de produire le matériau de base, relève ­Markus Freitag. Par contre, la facture énergétique explose lorsque les sacs prennent l’avion afin d’atteindre le point de vente.»  Pour optimiser le bilan, les Zurichois privilégient le transport maritime. Et n’excluent pas de délocaliser la finition des sacs sur le continent où ils seront vendus pour supprimer une étape du processus. «Notre modèle est celui de l’économie circulaire, poursuit l’entrepreneur. Les déchets servent aussi de matière première.»
En conséquence, impossible de savoir combien de bâches ils recevront le mois suivant. Pas de quoi effrayer Markus Freitag: «Je suis un optimiste, sourit-il au-dessus de sa tasse de café. Peut-être n’y aura-t-il plus de camions dans cent ans, et ce serait tant mieux!» Pourtant, les deux frères n’ont pas l’intention d’attendre les bras croisés: ils viennent de lancer une ligne de vêtements pour élargir leur gamme. Non, chemises, robes et pantalons ne sont pas taillés dans des bâches, mais dans un tissu créé à partir de fibres naturelles, chanvre et lin en tête. Leur argument publicitaire? Ils sont biodégradables. Et ils suscitent l’intérêt des agriculteurs suisses: «Pour l’instant, nous sommes forcés de nous fournir dans les pays voisins, dit Markus Freitag. Mais cela pourrait représenter une alternative intéressante pour nos paysans.» Chez les créatifs zurichois, on ne craint pas de se disperser. Au contraire, on élève l’imagination au rang de qualité première, tout en l’appuyant sur une solide stratégie de communication qui mise sur une esthétique branchée et une bonne dose de second degré. Cela dit, les sacs ne sont jamais loin: «L’automne dernier, j’ai fabriqué un modèle spécial pour le premier jour d’école de ma fille», lâche Markus Freitag avec un sourire. À Zurich comme à Tokyo, les sacs recyclés continuent de tracer la route…

+ D’infos www.freitag.ch

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Clément Grandjean

Bon à savoir

On les copie? C’est bon signe!
Le succès de la marque zurichoise n’est pas sans susciter quelques envies. Les frères Freitag ne comptent plus les imitations et dérivés inspirés de leurs sacs recyclés. Même les vêtements biodégradables récemment apparus sur le marché ont déjà fait des émules: il y a deux semaines, un poids lourd du jeans annonçait la sortie d’un pantalon à base de fibres naturelles… Les patrons du label zurichois sont loin de s’en offusquer: «Imitateurs bienvenus pour un avenir plus vert», a réagi Daniel Freitag sur Facebook.