Agriculture
Les couverts, l’ABC de la protection des sols en agriculture biologique  

Préserver le capital sol en se passant de labour est une démarche que tentent de plus en plus d’agriculteurs bios. Un changement de paradigme dont une couverture permanente est la condition essentielle.

Les couverts, l’ABC de la protection des sols en agriculture biologique  

Stéphane Deytard a toujours été passionné par la biologie du sol… et enclin à l’introspection active. «C’est ce qui m’a amené à ma reconversion bio il y a huit ans, précise l’agriculteur de Suchy (VD). Mais pour moi, le désherbage induit par les méthodes biologiques est excessif et traduit un déséquilibre fonctionnel du sol. Avec des problèmes de tassement sur des terres pourtant faites pour les céréales, des sols nus tout l’hiver et de surcroît un manque de fumier dès lors que j’ai arrêté les laitières, je me suis dit que j’allais dans le mur. Et j’ai entamé ma «seconde reconversion» pour améliorer les fonctions de mon sol. En commençant par le régénérer.»

«Qu’ils soient en bio et de plus en plus réticents au travail des sols ou pratiquant le semis direct et désireux de tourner définitivement le dos aux herbicides de synthèse, de plus en plus d’agriculteurs empruntent cette route, observe Raphaël Charles, agronome et chef du département romand du FiBL, l’institut de recherche de l’agriculture biologique. Le modèle suivi est celui de l’agriculture de conservation ou de l’agriculture régénérative, qui ajoute à la réduction du travail des sols et aux semis directs le compostage de surface et l’inoculation de micro-organismes. Mais les deux approches ne sont pas opposées.»

 

Éviter le «complexe du labour»

En bref, il n’y a pas à être doctrinaire. «J’ai vendu ma charrue, confirme Stéphane Deytard, mais comme il faut commencer par régénérer le sol, j’ai conservé des outils à dents ou un Dyna-Drive pour un travail superficiel durant la période de sevrage du sol. Sans rendement, ce dernier ne recevrait aucun nutriment.» De fait, le travail du sol n’est pas à diaboliser, estime Raphaël Charles. «D’autant qu’en matière de microfaune, qui est l’un des facteurs de sa stabilité, le bilan du bio est très bon.»

Agriculteurs et spécialistes sont unanimes: réduire ou totalement supprimer le travail du sol ne fonctionne de toute façon que si on y substitue une couverture végétale permanente. «Elle va jouer un rôle multiple: structurer et aérer le complexe argilo-humique par ses dépositions racinaires, nourrir la vie du sol par la restitution de biomasse et de nutriments lors de sa décomposition», détaille Raphaël Charles. Semé au printemps, le couvert profitera de l’explosion vitale saisonnière pour restituer ensuite son azote une fois couché;  mis en terre en automne, il profitera du réveil post-hivernal et déploiera ses effets bénéfiques. «Un maïs semé là-dessus poussera sur un lit double, et sur un sol qui n’a jamais été nu.»

Jouer sur les périodes de végétation des cultures et des couverts pour «avoir du vivant en permanence, avec un mélange diversifié pour éviter la pression des maladies et ravageurs», c’est ce que fait Stéphane Deytard. «En fait, je vais même plus loin, par exemple en semant en même temps blé et couvert pour apporter du sucre aux micro-organismes du sol en fin d’été, dès que la céréale cesse sa photosynthèse.» Plutôt que de chercher à appliquer une règle, mieux vaut observer son sol et le comportement de ce qui y pousse et déterminer s’il y a lieu d’y mettre une culture ou au contraire de mettre l’accent sur la couverture végétale, résume Raphaël Charles. Et adopter une perspective opportuniste: une culture mal levée peut se transformer en couvert, additionné d’une autre espèce pour en compléter l’efficacité.

 

L’assolement en question

Difficile, évidemment, de concilier cette approche systémique avec des plans de rotation bien définis – sans parler de cultures sous contrat. «En tout cas, cela oblige à une réflexion sur l’assolement à l’échelle de l’exploitation… et pousse à la flexibilité, note le spécialiste. Mais cela ouvre aussi des perspectives: un bon couvert intermédiaire pourrait peut-être permettre deux blés de suite!»

Une réflexion dans laquelle Stéphane Deytard s’est effectivement engagé. «Je n’ai aucune idée de mes rotations à long terme», confirme-t-il. Une prise de risque coutumière dans le bio, qui n’est pas pour autant à prendre à la légère – ce que confirme Jean-François Vian, qui enseigne depuis 20 ans l’agriculture de conservation à l’Institut supérieur de recherches agronomiques Rhône-Alpes de Lyon (voir l’encadré ci-contre) et participera à une journée d’information le 1er décembre en Suisse.

«C’est un changement complet de paradigme. Cela passe peut-être par des rendements moindres dans un premier temps, mais c’est à considérer comme un investissement visant à passer d’un cercle vicieux à un cercle vertueux», synthétise l’agriculteur vaudois. Ne pas «bloquer» sur la gestion des adventices, dispendieuse en CO2 et coûteuse en temps et en ressources, fait aussi partie du tableau, ajoute-t-il. «Le rumex ne va guère concurrencer le blé, à moins de quatre à cinq plantes par mètre carré. Et j’ai constaté un sol magnifiquement structuré dans un soja où les amarantes avaient pris leurs aises. La récolte a été plus difficile, mais ça en valait la peine!»

 

L’équilibre en point de mire

Le paysan de Suchy ne l’avoue pas moins franchement: «Je ne me serais sans doute pas lancé si mon revenu n’était pas assuré pour moitié par mon moulin. La démarche demande de toute façon un gros travail de documentation et d’observation poussée, notamment par le biais d’analyses périodiques du sol. Et il ne faut pas hésiter à demander de l’aide: le fonctionnement du complexe argilo-humique est délicat, et un spécialiste peut faire gagner un temps précieux pour cibler ce qui cloche.»

Reste que concilier bio et couverts végétaux demande une certaine indépendance d’esprit. «J’ai dû prendre de la distance avec mes pratiques et mes acquis, confirme Stéphane Deytard. Mais le sol tend naturellement à l’équilibre si on lui permet de s’y engager. Et je suis convaincu que c’est la seule voie pour ne pas aller à l’impasse: on importe aujourd’hui des quantités phénoménales d’azote minérale pour maintenir artificiellement des rendements élevés. Il suffit d’une pénurie et notre système agricole risque de s’écraser.»

+ d’infos ABC, Allier agriculture de conservation et mode d’exploitation en bio, journée d’information avec R. Charles et J.-Fr. Vian, 01.12.2021 – Inscriptions sur www.prometerre.ch/formations

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): Blaise Guignard

Questions à Jean-François Vian, spécialiste des sols, Institut supérieur de recherches agronomiques Rhône-Alpes (ISARA), Lyon

À l’échelle du continent, peut-on faire un état des lieux de l’agriculture biologique de conservation (ABC)?

Difficile de faire un recensement statistique, surtout parce que les termes agriculture de conservation, régénérative, etc., couvrent en réalité un vaste éventail de pratiques. La réduction du travail des sols est en tout cas une tendance suivie au nord comme au sud, avec des approches variées en fonction des contextes pédoclimatiques.

Les acteurs dominants de la filière agricole (écoles, recherche, industrie) en font-ils assez pour prendre ce virage?

La formation a énormément évolué dans le sens de l’agroécologie. On se heurte plutôt à des blocages de filière et organisationnels, par exemple parce que le changement d’approche doit s’accompagner d’une évolution vers des pratiques plus collaboratives pour en répartir le coût et réduire les risques pour les exploitations, ou parce que la chaîne commerciale n’est pas adaptée aux nouveaux modes de production.

L’ABC va-t-elle s’imposer comme un nouveau modèle général?

Je ne crois pas aux modèles uniques… Mais globalement, en bio en tout cas, on se dirige vraisemblablement vers un système mixte, avec un travail du sol très réduit n’excluant pas un labour intervenant tous les trois ou quatre ans.