Reportage
Les alpages s’équipent pour parer au déficit hydrique

Dans un canton comme Fribourg, qui compte quelque 1400 alpages, plusieurs années difficiles ont incité à un bilan global et à la mise en œuvre des travaux nécessaires pour garantir l’approvisionnement en eau.

Les alpages s’équipent pour parer au déficit hydrique

Il n’est pas encore 10 h et on est à 1500 mètres d’altitude, mais la chaleur s’avère déjà forte à la Grosse Côte. Une de ces journées où les bêtes boivent jusqu’à deux fois plus que leur ration quotidienne habituelle de 50 litres d’eau… Celles qui pâturent sur ces pentes escarpées accrochées au flanc est de la Dent-de-Lys, en tout cas, n’en manqueront pas: lorsque Alexandre Rey soulève le couvercle de la citerne enterrée là, un miroitement accompagné d’un discret bruit de ruissellement lui tire un sourire de satisfaction. «Elle est pleine et reçoit toujours un petit apport du captage. Avec les trois réservoirs de 52 500 litres installés l’an dernier, on dispose désormais d’une capacité de 250 m3. C’est assez pour les 93 UGB (ndlr: unités de gros bétail) qui en dépendent, et cela comble largement le déficit de 150 m3 constaté lors des périodes de sécheresse des années passées.»

La Grosse Côte appartient à l’épouse d’Alexandre, Martine Rey; avec la Théraulaz du Milieu et Petite Côte, aux mains de deux autres groupes de propriétaires, les trois alpages sont alimentés par la même installation. Depuis 2015, voire avant, celle-ci est devenue insuffisante, contraignant les propriétaires à remplir d’urgence la citerne durant la saison d’estivage. «On a dû acheter l’eau du réseau d’Albeuve et l’amener à la Théraulaz via 400 m de tuyaux, mais aussi la monter dans de petites citernes transportées par des véhicules tout-terrain, directement à travers le pâturage, plusieurs jours consécutifs. C’était dangereux et très coûteux en temps. Il fallait agir», résume le vétérinaire retraité de Châtel-Saint-Denis. Qui a mis ses compétences à contribution pour trouver une solution (lire l’encadré ci-dessous).

En 2019, l’heure du bilan
Comme Breccaschlund et le flanc gauche du Jaun, l’Intyamon est l’une des zones d’alpages les plus touchées par un manque d’eau devenu chronique, relève Frédéric Ménétrey, secrétaire de la Société fribourgeoise d’économie alpestre (SFEA). La multiplication des épisodes de sécheresse, conjuguée au coût des interventions d’urgence, a fortiori lorsqu’il s’agit d’acheminer de l’eau par hélicoptère privé ou militaire, a conduit l’instance professionnelle à établir en 2019 un bilan de la situation dans l’ensemble du canton, en menant une enquête auprès de ses membres. «Sur 1400 alpages, un tiers environ a fait état d’une insuffisance chronique, dit celui qui est aussi directeur de la Chambre fribourgeoise d’agriculture. Par rapport à Berne ou au Valais, Fribourg a pour particularité des alpages s’étendant jusqu’au sommet des reliefs et ne pouvant compter sur l’eau de la fonte des neiges ou des glaciers, sauf en Gruyère, en Singine ou dans la vallée de la Valsainte.»

Il fallait donc prendre des dispositions en amont, «d’autant que nous étions priés de le faire par l’organe cantonal de conduite responsable des opérations héliportées», précise Frédéric Ménétrey. Les propriétaires concernés ont donc été invités à réfléchir à la mise en place d’infrastructures plus durables. Au prix d’investissements parfois importants (entre quelques dizaines et centaines de milliers de francs), mais rentables, et pour lesquels des soutiens publics sont disponibles, note-t-il. «Et lorsqu’une situation touche plusieurs alpages, les coûts sont divisibles d’autant. De toute manière, restreindre ou renoncer à une saison d’estivage s’avère encore plus coûteux.»

Des mesures nécessaires
À la Théraulaz du Milieu, la solution retenue a été d’augmenter la réserve tirée du captage d’altitude. «Ce n’est pas possible partout, signale le directeur de la SFEA. Il peut être plus efficient de recourir au réseau, comme à Bellegarde ou à la Vudalla, où un système collectif de ce type est en projet. La situation particulière et le contexte dictent le choix.» Si les aspects paysagers et environnementaux sont inclus dans l’évaluation de chaque cas – la pérennisation des alpages contribuant à contrer l’avancée des forêts et à maintenir de la biodiversité –, le partage de l’or bleu, en revanche, pose peu de souci. «Les captations d’altitude se font en majeure partie sur des sources qui n’alimentent pas les ménages, et les trois ou quatre grandes régions de tourisme hivernal sont relativement épargnées par le manque d’eau», constate Frédéric Ménétrey.

Paradoxalement, ce stress hydrique croissant constitue le corollaire d’une évolution climatique dans laquelle l’estivage prend une importance nouvelle. «Avec l’élévation des températures en altitude et des précipitations toujours présentes, même si leur régime change, les herbages se portent bien! Et l’alpage devient très intéressant lorsque la plaine souffre de chaleur.» La mise à niveau des installations hydriques sur les pentes fribourgeoises s’avère donc inévitable et cruciale. «Si la dynamique climatique de ces dernières années se poursuit, comme cela sera vraisemblablement le cas, la part d’alpages nécessitant des aménagements va passer de 30% à 50% dans les dix ans à venir, conclut Frédéric Ménétrey. Sans compter que les mêmes facteurs ont tendance à rallonger la période d’estivage.»

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): Blaise Guignard/DR

L’eau en Intyamon

La situation hydrique des 100 alpages du secteur Albeuve-Montbovon (Haut-Intyamon) telle qu’elle ressort de deux jours d’inspection en juillet 2021:

  • 25 alpages environ manquent d’eau.
  • une vingtaine sont équipés de citernes/réservoirs.
  • 22 sont raccordés au réseau.
  • 5 ont un système de récupération de l’eau du toit.

+ d’infos Rapport d’activité 2021, Société fribourgeoise d’économie alpestre.

Trois questions à...

Alexandre Rey, responsable de l’alpage de la Grosse Côte

Trois nouveaux réservoirs ont été ajoutés en ligne à une citerne préexistante: pourquoi avoir retenu cette solution?
La citerne principale de 100 m3, construite en 1924, est toujours dans un état remarquable. Et si le ruisseau de captage ne coule plus qu’en cas de précipitations, un orage suffit largement à la remplir. Il fallait donc augmenter la capacité de stockage, en évitant la stagnation de l’eau.

Comment avez-vous amené ces réservoirs sur le site?
Ces trois gros cylindres de 19 m de long sur 2 m de diamètre ont été acheminés depuis l’Allemagne par camion à Montbovon, équipés, puis transportés vers la citerne par la voie des airs. En 35 minutes, un hélicoptère Kamov d’Héli Suisse les a déposés, au bout d’une élingue de 130 m de long, dans une fosse aménagée. Il n’y avait ensuite plus qu’à les raccorder. On a pu réutiliser les anciennes conduites de distribution aux trois alpages concernés.

Qu’est-ce qui a été le plus difficile?
Trois groupes de propriétaires, cela fait en l’occurrence six personnes à réunir autour d’un projet commun dépassant les 250 000 francs, à diviser en parts égales… Ce n’est pas forcément facile, et le dialogue s’est avéré primordial.