Interview
«L’émergence de nouvelles épidémies n’est qu’en partie due aux animaux»

Pourquoi de nombreuses espèces animales sont-elles impliquées dans l’apparition de maladies, comme le Covid-19 ? Le point avec l’épidémiologiste Antoine Flahault.

«L’émergence de nouvelles épidémies n’est qu’en partie due aux animaux»

On a accusé le pangolin d’être responsable de la pandémie actuelle. À quel point les animaux représentent-ils une menace pour la santé humaine?
➤ L’humanité a été confrontée de longue date aux maladies transmises par des animaux. Les épisodes de peste, véhiculée par les rats et inoculée à l’homme via les piqûres de puces, ont touché les populations dès l’Antiquité. Une étude récente montre que trois ordres de mammifères – les chauves-souris principalement, mais également les rongeurs et les primates – ont ensemble été impliqués comme réservoir naturel pour plus de 75% des virus zoonotiques décrits à ce jour. On l’explique par leur richesse en espèces, qui maintiennent potentiellement plus d’agents pathogènes pouvant être à l’origine de maladies émergentes. Près de 20% des espèces de mammifères sont par exemple des chauves-souris. Les caractéristiques de leur système immunitaire favoriseraient le développement de virus, car elles peuvent les héberger sans être malades. Dans le cas du Covid-19, la majorité des chercheurs estime, sur la base de l’analyse des séquences génétiques, que le virus s’est développé dans une population de chauves-souris, avant de passer par un hôte intermédiaire – la civette ou le pangolin – pour finalement toucher l’homme.

Les chauves-souris sont répandues en Europe. Pourrait-on imaginer qu’elles soient à l’origine d’un nouveau virus contaminant les êtres humains dans notre pays?
➤ Bien que ce mammifère soit présent dans nos régions, le nombre d’espèces ainsi que leurs effectifs sont beaucoup plus faibles que dans les zones tropicales. De plus, si les espèces européennes hébergent de nombreux coronavirus, il leur manque certaines séquences génétiques pour être capables d’infecter les humains.  Mais si les chauves-souris peuvent présenter un certain risque, le critère numéro 1 déterminant l’émergence de nouvelles zoonoses est notre comportement. Or c’est surtout dans les zones tropicales que la pression sur les habitats de ces mammifères et l’interface hommes-animaux domestiques-chauve-souris sont les plus importantes, à cause notamment de la déforestation, de l’intensification de l’agriculture, de l’urbanisation, de la chasse et de la consommation de chauves-souris.

Comment expliquer la transmission d’un agent pathogène d’un animal à l’être humain?
➤ Dans la majorité des cas, fort heureusement, les virus sont face à une impasse biologique et ne peuvent ainsi pas se propager d’une espèce à l’autre. C’est le cas par exemple de nombreux virus de grippe aviaire, qui sont extrêmement pathogènes chez certains oiseaux, mais ne provoquent que rarement directement la mort d’un être humain.  Pour qu’un virus arrive à nous infecter en utilisant notre matériel cellulaire pour se reproduire, il doit dans la majorité des cas passer par un hôte intermédiaire, où ses gènes subissent des mutations. Cela peut être un dromadaire, comme dans le cas du MERS, mais également nombre d’autres vertébrés.

Cet hôte intermédiaire a par conséquent un rôle primordial?
➤Exactement. La promiscuité avec des animaux, sur des marchés, comme à Wuhan, ou dans des fermes d’élevage, favorise la transmission du virus à l’homme. Le porc a ainsi joué ce rôle d’intermédiaire dans le cas des pandémies de grippe. La création de marchés illicites, où la vente d’animaux sauvages vivants parfois en voie d’extinction est proposée, facilite aussi ce rapprochement. Et l’impact des activités humaines sur la nature est également mis en cause: la déforestation, visant à développer de nouvelles zones d’habitation ou à créer des champs cultivables ou des prairies pour l’élevage, a développé des conditions environnementales propices à augmenter les contacts avec des niches écologiques et une faune auparavant isolées. Cela explique que la proportion des épidémies d’origine animale a tendance à augmenter considérablement. Parfois, les insectes, comme les moustiques, sont également impliqués comme hôtes intermédiaires et vecteurs de la transmission de certaines maladies, comme le WestNile, la dengue ou le chikungunya.

Si l’interaction entre un virus et un être humain est le point de départ de la maladie, qu’est-ce qui favorise son expansion en épidémie, voire en pandémie?
➤ Des épidémiologistes ont élaboré récemment un modèle de convergence qui démontre que le développement d’une maladie infectieuse ne peut devenir épidémique que si plusieurs facteurs sont réunis: économiques, génétiques, sociologiques, physiques, culturels, politiques et/ou écologiques. L’émergence du Covid-19 aurait ainsi été provoquée par des paramètres culturels, telle la consommation de viande de pangolin ou de civette. Sa propagation aurait ensuite été favorisée par la densité de la population où il est apparu, la mégapole de Wuhan, mais également par la période: l’approche du Nouvel-An chinois a conduit à un déplacement plus massif de la population à travers tout le pays. Celui-ci a été rendu possible grâce aux conditions économiques favorables de la cité industrielle. S’y ajoutent bien entendu les importants échanges commerciaux et touristiques avec la Chine, dus à la mondialisation, qui ont permis la diffusion rapide et à large échelle du virus.

À l’avenir, le risque est-il élevé d’être confronté à d’autres épidémies?
➤La question n’est pas de savoir si ce sera le cas, mais plutôt quand. Elles sont susceptibles d’apparaître partout sur le globe, principalement dans les régions subtropicales: en Asie, au Moyen-Orient, en Afrique ou en Amérique latine. Vu la démographie actuelle – la population mondiale a quadruplé au XXe siècle –, ainsi que les atteintes à l’écosystème, il est certain que le Covid-19 sera suivi par l’émergence d’autres maladies infectieuses avec un fort potentiel pandémique. Le changement climatique joue également un rôle, en facilitant l’installation du moustique tigre, originaire de la mer du Japon et vecteur du Zika, du chikungunya et de la dengue, dans de nouvelles régions comme la Suisse. Quelque soit l’endroit où ces pathologies émergeront, la population planétaire risque désormais d’être touchée, étant donné la rapidité et l’intensité des échanges entre les pays.

À l’avenir, le risque est-il élevé d’être confronté à d’autres épidémies?
➤ À ma connaissance, on n’a jamais réussi à bloquer l’émergence d’une épidémie: on essaie plutôt de la contenir. Par contre, certaines, comme le SRAS, ont pu être éradiquées grâce aux efforts internationaux. L’expérience – et notamment celle acquise durant ces derniers mois de pandémie du Covid-19 – a montré que, pour améliorer la compréhension globale des épidémies, et donc leur prévention, les diverses disciplines scientifiques, très cloisonnées jusqu’à récemment, doivent intensifier l’échange de savoir. Ainsi, on arrivera à mieux identifier les conditions favorables à une émergence, tels certaines pratiques humaines ou des facteurs écologiques à un endroit donné. À l’Institut de santé globale, à Genève, suivant la tendance mondiale, j’ai ainsi développé dès 2014, avec la DresseIsabelle Bolon et le Dr Rafael Ruiz de Castaneda, une unité «Precision One Health», qui rapproche la médecine humaine de la médecine vétérinaire, de la biologie, de l’écologie et des sciences de l’information.

 

Texte(s): Propos recueillis par Véronique Curchod
Photo(s): Guillaume Mégevand

Les pandémies dans l’histoire

  • Au IIe siècle, la plus ancienne documentée, la peste antonine, qui aurait fait 5 millions de morts dans l’Empire romain.
  • 200 millions de morts dus à la peste noire qui a sévi entre 1347 et 1351 en Eurasie et en Afrique du Nord, l’épidémie la plus meurtrière connue.
  • 75% de la population amérindienne décimée par la variole aux XVIe et XVIIesiècles.
  • Une vingtaine recensées dans l’histoire de l’humanité, dont la moitié aux XXe et XXIe siècles.

Bio express

L’épidémiologiste Antoine Flahault est professeur ordinaire à la Faculté de médecine de l’Université de Genève, où il a fondé l’Institut de santé globale. Docteur en médecine et en biomathématiques, il a mené de nombreuses recherches, notamment en modélisation mathématique des épidémies, avec de multiples publications scientifiques à la clé. Il a coordonné les recherches sur le chikungunya dans l’océan Indien en Guyane et dans les Antilles.