Terroir
Le yodel, aussi difficile à maîtriser qu’il est apparemment spontané

Alors que des dizaines de chanteurs et chanteuses s’apprêtent à participer à la 29e Fête romande des ­yodleurs, «Terre&Nature» a voulu tester cet art choral ancré dans les traditions rurales. Mais pas facile pour autant...

Le yodel, aussi difficile à maîtriser qu’il est apparemment spontané

Le yodel remonte, paraît-il, au «fond des âges» et au cri de l’armailli appelant son troupeau d’une vallée alpestre à l’autre. Ce qui n’est pas d’une grande aide lorsqu’il s’agit de yodler par soi-même. Comment naviguer ainsi d’une voix «normale» de poitrine à une voix de tête capable de se balader sans effort apparent dans les registres les plus aigus?

Comme un cri de surprise

Il n’y a guère qu’une seule façon de le savoir! Ce mercredi soir, je me retrouve donc dans une salle du collège d’Orbe (VD), avec les chanteurs des Juraglöggli réunis en arc de cercle devant Annelise Cavin, leur directrice musicale. Hommes, femmes, jeunes et moins jeunes, bien campés sur nos deux jambes, bassin basculé vers l’avant, le thorax détendu, on commence par quelques vocalises. «On yodle sur les syllabes yo-ho-lo en bas, et you-hou-lou en haut, indique Annelise. Le lo ou le lou sont là pour la transition entre le bas et le haut». C’est parti pour quelques arpèges d’essai, sans paroles. À petite vitesse, je parviens à me percher là-haut sans trop de peine. Téméraire, j’ai pris place entre les registres des premiers et seconds yodleurs. Ce sont eux les solistes de l’ensemble, car tout le monde ne «youtse» pas: les autres voix, soit deux voix de ténors et autant de basses, sont là pour créer le tissu harmonique. Mais dès qu’il s’agit de grimper un peu, tout le monde utilise sa voix de tête.

Encouragé par cette prudente entrée en matière, j’attaque le premier morceau à texte, un Viens chez moi adapté par Annelise de Chum zu üs de Ruedi Bieri (le Dr Dre du yodel helvétique). Les choses se corsent. Vacillant sur ma slackline vocale tendue loin du sol, je suis le seul à chercher mon équilibre dans ma partition: tous chantent par cœur, comme il est de coutume et de règle dans les concours. Les vocalises ascendantes se font plus fréquentes et plus rapides. Sans possibilité de relâcher ma voix pour la ressaisir délicatement avant de la percher avec précaution, j’en suis réduit à la hisser dans les combles en la poussant du cou, du front et des tempes, avec une justesse approximative. Je sens mes cordes vocales se tendre à l’extrême. À côté de moi, Dany, mains dans les poches, trille sans peine, petit sourire en coin.

Le truc, c’est de parvenir à propulser la colonne d’air dans l’aigu, par une pression du bassin et de l’abdomen, m’a expliqué Annelise. «On appelle ça, improprement d’ailleurs, le Kehlkopfschlag (ndlr: coup de larynx). Cela ne vient parfois pas avant plusieurs années d’exercice.» «Moi, pendant longtemps, je n’ai pas réussi, me souffle Damaris, compatissante. J’ai eu le déclic lorsqu’on a m’a dit de penser à une sorte de cri de surprise…»

Chanter en dialecte

Encore moins aisé à effectuer qu’à prononcer, le Kehlkopfschlag est à nouveau au centre de Schnittertanz, le morceau de résistance par lequel les Juraglöggli clôturent la répétition. Mon organe commence à se voiler et je me cale sur la seconde voix, menée par Beat, au Kehlkopfschlag aussi fluide qu’un lancer de drapeau suisse devant l’Eiger. J’espérais gagner un peu d’endurance en redescendant de quelques tons: erreur! À la difficulté de suivre une ligne en contrepoint plutôt que la mélodie dominante s’ajoute celle des paroles en dialecte. Je bredouille un yaourt de plus en plus pâteux là où mes voisins sortent des Polkatakt claquant impeccablement. «Je suis très exigeante sur la diction», confirmera Annelise. Deuxième couplet. Ma voix est sur le point de se mettre en torche et de s’écraser au pied de Schnittertanz comme un base jumper à Lauterbrunnen. La fin du troisième couplet, magnifiquement maîtrisé par les choristes, malgré ma présence perturbatrice, m’apporte la délivrance. La répétition touche à sa fin!

À défaut de gargarisme, un verre de blanc mettra un peu de baume sur mon larynx endolori. Annelise, elle, positive et m’encourage à continuer: allez, ce fameux Kehlkopfschlag finira bien par me tomber tout cuit dans la glotte! Ouais, sans doute… À condition de m’y exercer le temps qu’il faudra! À vélo ou à moto, comme Dany lorsqu’il youtsait sur son boguet quand il était ado; ou bien au boulot, comme Beat, l’ancien ramoneur qui faisait résonner les chaufferies, pour le grand plaisir de son père qui lui avait conseillé de «chanter tout le temps». Et le yodel est bien là, joie de vivre abreuvée à sa propre ivresse, pure spontanéité qu’il s’agit, tout au plus, de mettre en forme. Ce qui est bien plus dur qu’il n’y semble.

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): Thierry Porchet

Youtser à Orbe

Comme la majorité des clubs de yodel romands, le Juraglöggli a été fondé à Orbe par des Alémaniques venus travailler dans l’agriculture en Suisse romande et ne renonçant pas à yodler. Les «Clochettes du Jura», qui ont fêté en 2018 leur 75e anniversaire à Orbe, comptent une vingtaine de choristes, pour la plupart romands ou bilingues, et chantent dans les deux langues, en français et en dialecte. Musicienne au bénéfice d’un cursus de chef de chœur et d’une formation spécifique pour le yodel, la Lausannoise Annelise Cavin en assume la direction depuis 2003.

Questions à Annelise Cavin, directrice du Jodlerclub Juraglöggli d’Orbe (VD)

La Fête romande des yodleurs, du 29 juin au 1er juillet à Yverdon-les-Bains, c’est aussi un concours. Sur quels critères?

Chaque prestation est jugée sur trois éléments valant chacun 20 points au maximum: harmonie, rythmique et diction. Un chœur est classé «1re classe» avec un total de 54 à 60 points, 2e classe entre 48 et 53,5 et 3e classe entre 42 et 47,5 points. Pour pouvoir participer à la Fête nationale, qui aura lieu en 2020 à Bâle, il faut obligatoirement être sorti 1re ou 2e classe à la fête régionale.

En tant que directrice, vous aurez le trac?

Il y a bien sûr un petit stress supplémentaire. Mais en concert, chaque formation doit chanter sans direction. Le ou la chef se borne à donner le ton au piano. Ensuite, il se glisse dans les rangs des chanteurs, ou va se dissimuler derrière eux.

Combien de chanteurs sont-ils attendus?

On attend 3000 participants, mais pas que des chanteurs, puisque le lancer du drapeau et le cor des Alpes font aussi partie de l’Association romande des yodleurs, et que les trois disciplines sont au cœur de la fête.