Portrait
Le sens sacré de l’hospitalité est un chemin qui conditionne toute une vie

Anne-Marie Maillard a fait le choix de la spiritualité de la montagne, fondée sur l’accueil du prochain. Elle en fait quotidiennement l’expérience au Grand-Saint-Bernard, à 2500 mètres d’altitude.

Le sens sacré de l’hospitalité est un chemin qui conditionne toute une vie

La rencontre aurait pu avoir lieu au poêle, cette grande salle du rez-de-chaussée de l’hospice du Grand-Saint-Bernard où les passants sont accueillis, et auxquels est servi un thé. Mais il y régnait un tel brouhaha que c’est dans une petite pièce adjacente, dévolue aux échanges privés, que l’oblate choisit de se retirer pour dire… pour dire quoi? Que sa vocation est d’accueillir les passants dans la montagne? Qu’elle est unie corps et âme au Grand-Saint-Bernard? Prendre le temps de parler de soi n’est pas chose aisée quand il y a tant à faire avec les autres: les fournisseurs à payer, les prochains groupes qu’il faut se préparer à accueillir, les rendez-vous en plaine, et bientôt l’office. La vie à l’hospice est tout sauf contemplative. Le temps d’Anne-Marie est compté. Pendant quelques secondes, elle se recueille. Tandis que dehors les montagnes bardées de neige étincellent, visibles par l’unique fenêtre, dedans, il y a cette histoire qui se dénoue: «Quand je suis venue la première fois en 1998, ce n’était pas pour la religion. Je venais découvrir le lieu et faire du ski. Mais je suis arrivée pendant un week-end d’enseignement biblique, et la parole de Dieu m’a touchée en plein cœur. J’avais rejoint quelque chose qui me permettait d’être vraiment moi-même.» C’est dit d’un trait, comme expiré. Être soi-même.

Une présence puissante
Avant de franchir le seuil du Grand-Saint-­Bernard, Anne-Marie était responsable de l’animation touristique, dans son pays natal, à ­Samoëns, en Haute-Savoie: «Matériellement, j’avais tout ce que je voulais. Mais en venant ici, j’ai réalisé quelle insatisfaction il y avait en moi, un manque terrible. En revenant de ce week-end biblique, je me suis mise à lire les quatre évangiles en boucle.» Les Écritures éclairent alors ce qu’elle vit: «Je me suis reconnue dans le Fils prodigue, qui est parti, qui a vécu sans règle, puis qui est retourné auprès de son père.» Elle revient, fait une retraite, participe à plusieurs pèlerinages alpins, travaille une année comme bénévole à la lingerie de l’hospice. Puis elle se défait de tous ses biens et s’engage. À l’issue de plusieurs années de formation à la vie religieuse, en août 2006, Anne-Marie prononce ses vœux solennels et reçoit sa croix d’oblate de la congrégation du Grand-Saint-Bernard. Le statut d’oblate est réservé aux femmes aspirant à rejoindre cet ordre religieux traditionnellement masculin: elles demeurent laïques, mais peuvent consacrer leur vie à Dieu. Les oblates du Grand-Saint-Bernard sont actuellement quatre, mais seule Anne-Marie vit à l’hospice, ses consœurs assumant d’autres responsabilités en plaine. Elle partage ainsi son quotidien avec les trois chanoines de la communauté locale et l’équipe de laïcs chargés de l’intendance. «La vie en communauté n’est pas donnée, confie le chanoine Jean-Michel Lonfat, prieur de l’hospice. Avoir une femme parmi nous crée un équilibre, d’autant plus qu’Anne-Marie a une présence puissante!»
La cloche sonne. C’est l’heure de sexte, l’office du milieu du jour, un rendez-vous qu’elle ne saurait manquer. La rencontre se poursuivra donc le lendemain, au grand air cette fois-ci.

Voir ce qui est important
Chaque matin d’hiver, l’oblate fait le tour des environs pour analyser l’état du manteau neigeux, afin d’évaluer les risques d’avalanches. Dans son sac, un mètre pliant et une pelle, le premier pour mesurer l’épaisseur de neige fraîche, la seconde pour creuser la neige et repérer les couches instables. Elle fait partie des quelque deux cents observateurs de l’Institut pour l’étude de la neige et des avalanches. Ses inspections quotidiennes la mènent au pied des pentes qui dominent le col; après une tempête, elle poussera son inspection jusque dans la Combe-des-Morts, en contrebas de l’hospice, où elle est certaine de devoir remettre des piquets en place. Une responsabilité qu’elle assume religieusement: «Chaque matin, quand je m’apprête à sortir, je prie saint Bernard pour qu’il me permette de voir ce qui est important.»
Contribuer à la sécurité des passants fait partie intégrante de la spiritualité de la montagne et du charisme de l’accueil caractéristiques de l’ordre du Grand-Saint-Bernard. Quand le vent est mauvais, ou que les avalanches menacent, il s’agit de prévenir ceux et celles qui voudraient venir à l’hospice: «On ne peut pas interdire aux gens de monter, car ils sont responsables d’eux-mêmes. Mais nous leur rappelons que le risque zéro n’existe pas. Aussi longtemps qu’il y a de la neige, il y a du danger.» Souvent, la maison est pleine, avec plus d’une centaine d’hôtes à servir et à informer. C’est au contact de cette humanité qu’Anne-Marie vit pleinement la spiritualité qui lui est chère: «L’hospitalité, c’est vraiment être cœur à cœur avec les personnes. Ici, en hiver, certains hôtes restent plusieurs jours, et il nous est donné de partager du temps avec eux. Nous considérons que l’hospice est d’abord leur maison.» Être cœur à cœur est parfois synonyme d’épreuve, quand une personne a besoin de se confier: «En nous, il y a aussi des couches fragiles. Si tu ne te libères pas de ça, tu auras une surcharge et tu vivras des avalanches intérieures, un burn-out. Il faut soulager le cœur, remettre à Dieu ce qui encombre.» Pour être soi-même.

Texte(s): Pierre Rouyer
Photo(s): Pierre Rouyer

Son univers

Un livre
La Bible. «J’en ai toute une ­collection.»
Un morceau de musique
La BO du film «Human», composée par Armand Amar. «Une autre manière de me reconnecter.»
Un plat
La fondue de l’hospice. «Toujours synonyme de partage.»
Un objet
Les piquets fluo de la Coupe du monde. «C’est Lara Gut qui me les a offerts!»