Animaux
Le sauvetage hors du commun des vipères aspics de l’autoroute A9

Découvertes durant des travaux de réfection des murs d’autoroute, des dizaines de vipères ont été remises en liberté entre Villeneuve et Vevey (VD). Nous avons suivi les biologistes chargés de ce projet inédit.

Le sauvetage hors du commun des vipères aspics de l’autoroute A9

Un simple treillis métallique nous sépare du vide. Dix mètres plus bas, camions et voitures se succèdent dans un vrombissement ininterrompu. La petite troupe vêtue de gilets orange est perchée au sommet d’un mur de soutènement fraîchement reconstruit le long de l’autoroute A9. Ouvrant la marche, le biologiste vaudois Sylvain Dubey porte une caisse grise. Lorsqu’il la pose pour ouvrir le couvercle, un frisson d’excitation parcourt l’assistance: dans le soleil matinal apparaissent sept vipères aspics fraîchement sorties de leur hibernation, qui nouent et dénouent lentement leurs anneaux. Elles sont impatientes de retrouver leur liberté. Là, au bord de l’autoroute?

Chantier au point mort

Pour comprendre ce lâcher inhabituel, il faut remonter à l’été 2016, quand Sylvain Dubey, à la recherche d’un terrier de blaireau le long de l’axe routier, tombe sur une vipère aspic. Pas de quoi effaroucher ce spécialiste, qui est aussi correspondant régional du Centre de coordination pour les amphibiens et les reptiles de Suisse (KARCH), mais la découverte le surprend. D’autant que la zone est touchée par une campagne massive de travaux de réfection des murs de soutènement entre Villeneuve et Vevey. «Les serpents ne font pas bon ménage avec les chantiers, note-t-il. Entre les chenilles des pelleteuses sous lesquelles ils vont se cacher et les éventuels coups de pelle d’ouvriers surpris, ils paient un lourd tribut à ces modifications de leur habitat.»

Le bureau Hintermann et Weber, qui emploie Sylvain Dubey, est mandaté pour étudier la présence de reptiles aux alentours du chantier. Le verdict ne tarde pas à tomber: une importante population d’aspics vit le long de ce tronçon d’autoroute. Inscrit sur la liste rouge des espèces menacées, le reptile est en danger d’extinction dans la région. Pour assurer la sécurité des vipères, l’Office fédéral des routes (OFROU) n’a pas d’autre choix que de stopper le chantier, le temps de les prélever. Au printemps 2017, les biologistes posent des pièges sur les talus et évacuent les premiers reptiles. Puis d’autres… Au total, ils collectent quelque 50 serpents avant de donner le feu vert pour reprendre les travaux.

Les reptiles, principalement des vipères aspics, mais aussi une poignée de coronelles lisses et de couleuvres d’Esculape, partent pour l’ancien vivarium de Lausanne, désormais propriété de l’aquarium Aquatis, où ils passeront près d’une année dans des terrariums individuels – le seul moyen d’éviter stress et transmission de maladies. «Cela suppose une importante logistique, confie Sylvain Dubey. Heureusement, nous avons pu compter sur le soutien de l’équipe d’Aquatis pour nous relayer dans le nourrissage et les soins.»

Dernier acte de ce sauvetage d’une ampleur inédite en Suisse, les serpents – leur nombre a doublé entre-temps, naissances obligent – sont relâchés sur les lieux de leur capture en plusieurs lots. «Le réveil après l’hibernation est un point critique, explique Michel Ansermet, ambassadeur d’Aquatis, qui a épaulé l’équipe de biologistes. Lorsque les températures remontent, les vipères ressentent le besoin de bouger. Si elles sont encore en captivité, elles développent un stress qui décuple l’activité bactériologique. Il faut faire vite.»

Après la route, le rail

Plongeant sa main gantée dans la caisse, Sylvain Dubey empoigne calmement une vipère aspic qu’il observe quelques instants avant de la déposer sur une pierre plate. «Nous avons proposé d’aménager des pierriers le long des nouveaux murs, explique-t-il tandis que la queue du reptile disparaît entre les cailloux. Il y en a dix le long du tronçon autoroutier, chacun nécessitant l’apport de vingt tonnes de pierres. Ils doivent être suffisamment profonds pour rester hors gel, afin que les serpents puissent y hiberner.»

Une vipère après l’autre, le lâcher se poursuit dans le bourdonnement des véhicules. La délégation composée de représentants de l’OFROU, de la Direction générale de l’environnement et de l’entreprise de construction chargée des travaux se réjouit de ce dénouement. Alors que toute l’équipe remonte le raide talus, Sylvain Dubey et ses collègues discutent déjà de leur prochaine intervention: bientôt, ils prélèveront temporairement les serpents vivant sur 5 kilomètres de voie ferrée du côté de Grandvaux (VD). La cohabitation entre humains et reptiles n’a pas fini d’occuper les biologistes.

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Clément Grandjean

Une discrète colocataire

Si les biologistes ont été surpris de découvrir des vipères le long de l’A9, c’est que personne n’avait jamais remarqué leur présence. C’est dire si ce reptile cohabite facilement avec l’homme, même dans une zone densément peuplée. Rien ne s’opposait donc au fait de relâcher les vipères au même endroit. Au contraire: les déplacer peut entraîner des luttes territoriales aux conséquences souvent désastreuses pour l’espèce. Bien que l’aspic ait mauvaise presse, il faut rappeler que les morsures sont très rares en Suisse. Traitées à temps, elles n’entraînent aucune complication.

Trois questions à Dimitrios Papastergiou, responsable de projets à l’Office fédéral des routes (OFROU)

Interrompre un chantier pour évacuer une espèce sensible: cela témoigne de nouvelles contraintes pour l’OFROU…
Le respect de l’environnement prend une place de plus en plus importante, et implique une nouvelle manière de travailler le long des axes de circulation. À nous de faire évoluer nos méthodes pour nous y adapter.

Quels enseignements l’OFROU retire-t-il de cette expérience?
Ils sont nombreux. Nous avons notamment compris qu’il fallait intégrer les mesures environnementales aux projets, surtout au moment de l’appel d’offres. Dans ce cas précis, malheureusement, cette problématique nous était inconnue. L’ensemble des interventions et des aménagements ont entraîné un surcoût d’environ 250 000 francs, honoraires des mandataires inclus. Cela reste acceptable pour un projet chiffré à 17 millions de francs.

Et maintenant? Suivrez-vous l’évolution de la situation?
Oui, et nous allons profiter de ce projet inédit pour adapter nos plans d’entretien. C’est l’occasion de former les employés qui travaillent dans ces zones. Ils doivent savoir comment réagir en présence d’une vipère. Question de sécurité, pour les ouvriers et pour les reptiles.