CUISINE
Le salut des variétés oubliées pourrait passer par la gastronomie

Du 25 février au 2 mars, la Brasserie de Montbenon, à Lausanne, met en valeur d’anciennes races et ­variétés préservées par la fondation ProSpecieRara. Des produits qui ont une carte à jouer sur nos tables.

Le salut des variétés oubliées pourrait passer par la gastronomie

Dans les cuisines de la Brasserie de Montbenon, c’est le coup de feu. «Tu me lances les pommes de terre au four? N’oublie pas le thym.» Commandés d’une voix forte par Bruno Kaufmann, l’un des chefs de l’établissement lausannois, les ordres sont suivis à la lettre. Les toques blanches vont et viennent, les casseroles fument et les assiettes sont soigneusement dressées. Au menu, des côtelettes d’agneau roux du Valais, un alignement de betteraves jaunes rôties dans un beurre aux herbes et des pommes de terre bleues de Saint-Gall parsemées de gros sel. Trois ingrédients rares dans la gastronomie, auxquels l’établissement lausannois entend redonner leurs lettres de noblesse. En particulier durant la Semaine gourmande organisée conjointement par l’enseigne vaudoise et la fondation ProSpecieRara, dévolue à la sauvegarde des races d’animaux de rente et des plantes de culture menacées d’extinction (voir l’encadré).

Des goûts et des couleurs
«S’ils sont particulièrement mis à l’honneur durant sept jours, les produits anciens figurent toute l’année à la carte, souligne François Grognuz, chef et gérant de la brasserie lausannoise. On le fait par amour pour les produits locaux, et par curiosité.» Toujours plus nombreux sur les étals des marchés, scorsonères, salsifis, carottes violettes, betteraves colorées et topinambours pourraient prendre plus de place sur les cartes des restaurants. C’est en tout cas l’objectif de ProSpecieRara: «Leur préservation passe par leur valorisation et par leur consommation, explique Claudia Stein­acker Chollet, responsable de projets pour le bureau de Suisse romande de la fondation. Aussi paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, c’est le leitmotiv de ProSpecieRara: l’avenir d’une race ou d’une variété n’est assuré que si on la mange!»
Les restaurateurs romands qui mettent à la carte des variétés anciennes se comptent toutefois sur les doigts d’une main. La faute à une méconnaissance de ces produits, et à un approvisionnement encore difficile: à l’heure actuelle, on ne peut pas parler de filière en ce qui concerne les races et variétés ProSpecieRara. «Elles sont prisées par les petits maraîchers et éleveurs, note Claudia Steinacker Chollet. Ce n’est que par ricochet qu’elles sont ensuite proposées aux chefs qui se fournissent localement.»
Pourtant, les professionnels de la restauration sont friands de ces produits peu communs qui permettent de varier les plaisirs: «Il y a quelques années encore, une tomate devait être rouge et bien ronde, dit François Grognuz. Aujourd’hui, on en trouve facilement une vingtaine, de toutes les tailles et de toutes les couleurs.» Autre argument, le goût de ces légumes et fruits anciens, mais aussi de la viande issue de races rares, est souvent plus prononcé. Quant à la dimension marketing, elle fait également partie du tableau: «Offrir autre chose, c’est intéressant, pour les agriculteurs comme pour les chefs, note le cuisinier. Cela ne rapporte pas plus, mais c’est un moyen de se distinguer.»

Un défi en cuisine
Il ne suffit pas de se fournir en variétés oubliées. Encore faut-il apprendre à les cuisiner: «On se complique la vie!» Pour François Grognuz, ce choix n’a rien d’une sinécure. «Préparer des légumes aux formes biscornues, cela prend beaucoup plus de temps que pour des produits calibrés. C’est une contrainte. Heureusement, les difficultés sont aussi extrêmement stimulantes!» Même son de cloche du côté de l’Auberge du Chalet-des-Enfants, sur les hauts de Un patrimoine menacé par la course au rendement, qui a longtemps mis de côté les espèces considérées comme trop peu productives. «L’uniformisation provoque une perte de biodiversité Lausanne, l’un des rares autres établissements romands à valoriser des produits labellisés ProSpecieRara: «On ne maîtrise pas la production, remarque le patron, Romano Hasenauer. Du côté de la cuisine, on s’adapte et on met un légume, un fruit ou une viande à la carte lorsqu’ils arrivent.» Les variétés en question n’ayant pas fait l’objet d’un travail de sélection axé sur le rendement, les chefs doivent composer avec une viande parfois trop maigre ou trop grasse, des légumes hors calibres et des fruits qui doivent être travaillés dans un délai court. Autant dire qu’il faut savoir improviser. Pour François Grognuz, c’est là qu’est tout le charme de la démarche: «J’écris ma carte au dernier moment, sourit-il. J’adore ça! À nous de savoir mettre en lumière de manière ludique la particularité de chacun de ces produits.» Pour ce faire, le chef de la Brasserie de Montbenon opte pour un menu du jour qui lui offre une flexibilité jusqu’au dernier moment. Et en cuisine, il privilégie des cuissons et des dressages simples pour être au plus proche du goût originel: «Un produit qui est sublime n’a pas besoin d’être valorisé par des artifices.»
Dans la salle de la Brasserie de Montbenon, le brouhaha augmente tandis que les clients s’installent et que les assiettes se succèdent sur le passe-plat. Les premiers jours de la semaine dédiée à Pro Specie Rara ont remporté un franc succès, qui ne semble pas près de s’arrêter: «La clientèle est sensible à ces variétés, derrière chacune desquelles se cache une belle histoire, souffle François Grognuz. Des produits authentiques, cultivés de manière durable et en circuit court, c’est l’avenir de la restauration.»

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Clément Grandjean

Au service des anciennes races

Créée en 1982, la fondation ProSpecieRara s’est fixé pour mission d’assurer la survie des plantes cultivées et des animaux domestiques en voie de disparition. Un patrimoine menacé par la course au rendement, qui a longtemps mis de côté les espèces considérées comme trop peu productives. «L’uniformisation provoque une perte de biodiversité, explique Claudia Steinacker Chollet. Nous voulons rappeler aux agriculteurs et aux particuliers que ces multiples races et variétés ont une inestimable valeur génétique et culturelle.» Bien connue en Suisse alémanique, la fondation ProSpecieRara reste pour l’heure moins familière pour les Romands. «Il ne faut pas y voir une différence de mentalité, plaide Claudia Steinacker. L’antenne romande a été créée dix ans après le lancement du bureau alémanique. Ce n’est qu’une question de temps.» Malgré ce décalage, le label de la fondation est toujours plus présent dans toutes les régions du pays, et a même fait son apparition sur les étals de la grande distribution.