De saison
Le safran fait un retour flamboyant

Cette épice aux vertus multiples n’en finit pas de fasciner. Un engouement qui se traduit par la multiplication des safranières. Exemple entre Broye et Jorat.

Le safran fait un retour flamboyant

Dans la brume automnale, c’est un coin de champ en léger dénivelé, délimité par un fil électrique, quelques noyers, avec une bande de canards singuliers qui cancanent dans leur coin. Quelques lignes d’une maigre végétation, entre lesquelles l’herbe a été méticuleusement tondue par les palmipèdes. Il faut enjamber la clôture et cligner des yeux dans l’aube pâle pour les apercevoir enfin. Des pétales mauves oblongs évoquant les colchiques de la chanson, des fleurs violacées réparties au gré des lignes, encore fermées autour de leur précieux contenu. «Il faut les prélever le matin, avant qu’elles ne s’ouvrent aux premiers rayons du soleil, afin qu’elles gardent toutes leurs propriétés», explique le safranier vaudois Jean-Daniel Cavin. Notre homme a connu, il est vrai, quelques déboires avant de pouvoir exhiber sa moisson de stigmates couleur or. Sa safranière, une des premières de la région, est une belle aventure entamée en 2010: «Des retraités du village m’ont offert quelques cormes (bulbes), pour essayer. Il y en avait une vingtaine, que j’ai plantés dans ma vigne, pour avoir une bonne exposition et un terrain bien drainé. Ils n’ont pas fleuri.»

Les canards indiens veillent
Qu’à cela ne tienne, sa curiosité est piquée. L’agriculteur de Vulliens se renseigne: blogs, forums, sites, bouquins. Les cormes n’ont rien produit la première année? Ils étaient trop petits – ils ne sont productifs qu’à partir de 8 centimètres de circonférence. L’année suivante, ils livreront leurs premiers stigmates. La même année, Jean-Daniel Cavin rachète 3000 bulbes chez un safranier du Doubs: floraison miraculeuse. Jusqu’à ce que les campagnols découvrent le garde-manger et lui en boulottent 900. «J’ai installé un treillis descendant à 30 centimètres de profondeur: ça a tenu deux hivers, après quoi, ils ont recommencé…» Là-dessus, les limaces s’y sont mises.
Les meilleurs auxiliaires du safranier sont aujourd’hui ses fameux canards coureurs indiens, qui raffolent des limaces et autres escargots. Surtout, les braves palmipèdes effectuent à sa place la tâche la plus ingrate: le désherbage de la safranière…
Les cormes sont plantés en ligne, entre fin juillet et début septembre, à 25 centimètres de profondeur. Le safranier répand par-dessus une couche de copeaux (BRF). Le feuillage sort en octobre et pousse tout l’hiver, à contre-courant de la végétation en somme, produisant de longs joncs qui ne craignent ni le froid ni le gel. Fin mai, les feuilles sèchent et la plante est en dormance jusqu’aux premières pluies de septembre. «En février, j’épands un peu de cendre pour favoriser la multiplication des bulbes.» Il faut aussi éclaircir et renouveler la safranière tous les cinq ans: «Pour un bulbe planté en 2011, j’en ai sorti cinquante cette année.» On les arrache, on les nettoie, on les calibre, on les réinstalle ailleurs. Le terrain doit être bien drainé et jouir d’un bon ensoleillement.

À la première heure  du matin
«L’an dernier, on a cueilli les premières fleurs le 25 septembre. Cette année, elles ont deux semaines de retard.» On les récolte tôt le matin, avant qu’elles ne s’ouvrent, en pinçant la base du bouton floral entre le pouce et l’index. Il faut ensuite émonder le safran, l’opération la plus longue et délicate, c’est-à-dire extraire le pistil avec ses trois stigmates, et enfin sécher ceux-ci à l’aide d’un four spécial. «Ces trois opérations doivent se faire dans la journée, le plus rapidement possible.» Et le rendement? Il faut compter 120 à 150 fleurs pour un gramme de safran sec.
Le premier safran du Jorat a éveillé l’intérêt des meilleurs chefs de la région; Jean-Daniel Cavin le vend aussi aux particuliers et en tire divers produits dérivés: jus de pommes safrané, miel safrané. Son aventure est révélatrice de l’engouement actuel pour cette épice. On connaît le village valaisan de Mund, qui relança cette tradition médiévale dès les années septante. Les 200 membres de sa confrérie cultivent désormais le précieux stigmate – labellisé AOP en 2004 – sur quelque 17 000 mètres carrés. Dans le Bas-Valais, un club recense une vingtaine de mordus; d’autres passionnés se sont lancés un peu partout, de l’Argovie au Tessin et aux Grisons, en Gruyère, Lavaux et dans l’Ajoie. Au-delà de nos frontières, un peu partout en Europe, on assiste au même renouveau: un retour aux sources, en somme, si l’on songe qu’au Moyen Âge, l’Europe exportait son safran vers la Syrie, l’Égypte…

Texte(s): Véronique Curchod
Photo(s): Jean-Paul Guinnard

Une épice aux origines européennes

La génétique a établi que l’ancêtre sauvage de Crocus sativus est européen. Son berceau historique se situe entre Grèce continentale et Cyclades. Des fresques datant de 2500 ans av. J.-C. représentent la récolte des premiers crocus sauvages, aux safranfleurs blanches ou roses: l’apparition de Crocus sativus sous sa forme actuelle est due à un accident génétique. L’espèce a une grande variabilité et a été sélectionnée pour ses propriétés, cultivée par les Grecs, puis disséminée autour du bassin méditerranéen et bien au-delà: on en trouve aujourd’hui sur tous les continents. Utilisé en tant que colorant et en parfumerie, son premier usage connu a toutefois été médicinal: le safran a des vertus stimulantes, antidépressives, analgésiques, cardiotoniques, antiallergiques, anticancéreuses et abaisse le taux de cholestérol. Autant dire une panacée, aux yeux des anciens, ce qu’ont confirmé les recherches les plus récentes. Une aura qui explique le renouveau actuel de l’épice magique…

Le producteur: Jean-Daniel Cavin

Le domaine de Salagnon, 28 hectares sur la commune de Vulliens, à 750 mètres d’altitude, est en main de la famille de Jean-Daniel Cavin depuis 1831. Cultivé en production intégrée, il a déjà vu passablement de changements ces dernières années et entamera sa reconversion bio au 1er janvier prochain. Les vaches laitières ont été remplacées par des veaux élevés sous la mère. Pour le reste, le domaine est cultivé en céréales, vergers et forêts – le chauffage des quatre bâtiments est entièrement assuré par les plaquettes de bois – et même une vigne en mouchoir de poche. Quant au safran, il ne représente pour l’heure qu’une surface très exiguë (quelque 300 m2) et le rendement de l’an dernier – environ 90 grammes de stigmates séchés – a été consacré à l’achat de matériel: four déshydrateur, etc.