Décryptage
Le Ranz des vaches, ce chant mythique qu’on connaît si mal

Intimement lié à l’histoire de la manifestation veveysanne, qui débute aujourd'hui, le Ranz des vaches est devenu un chant incontournable du patrimoine musical fribourgeois.

Le Ranz des vaches, ce chant mythique qu’on connaît si mal

Ce soir, vers 21 h, le fameux lyôba retentira à Vevey. Deux cents ans exactement après sa première interprétation dans le cadre de la Fête des vignerons de 1819, le Ranz des vaches sera à nouveau entonné, cette fois par onze solistes et plusieurs centaines de choristes – probablement rejoints par des milliers de spectateurs. Si cet air – initialement un chant d’appel au troupeau, d’origine alpestre – est aujourd’hui célèbre, c’est en partie grâce aux Fêtes des vignerons successives. «Ces dernières ont participé à le démocratiser puis à le médiatiser», précise l’historienne gruérienne Anne Philipona. Désormais entonné dans le canton de Fribourg en toute occasion, de la bénichon aux matches du HC Gottéron, ce chant bien connu des Romands a une histoire qui n’en reste pas moins souvent fantasmée. À l’occasion de la Fête des vignerons 2019, plusieurs écrivains et historiens se sont penchés sur sa destinée, tordant le cou à quelques fausses croyances.

D’abord alémanique…
Non, ce n’est pas un chant 100% gruérien. S’il est impossible de le dater avec exactitude, en raison de son appartenance à la tradition orale des chants de berger, une chose est sûre: le Ranz n’est pas d’origine gruérienne, ni même fribourgeoise! C’est est en effet dans une chanson zurichoise datant de 1531 que le mot Kuoreien (Kuhreihen signifie Ranz des vaches) est mentionné pour la première fois. Dans un ouvrage allemand de 1545, on trouve également un air intitulé Appenzeller Kureien Lobe Lobe. Huit Ranz des vaches sont publiés en 1805, tous en dialecte alémanique.

… Mais un peu vaudois
L’abbé Joseph Bovet ne l’a pas composé mais harmonisé. L’abbé Joseph Bovet, qui publie le Ranz des vaches en 1911 sous le titre Les armaillis des Colombettes est aujourd’hui faussement considéré comme l’auteur de cette mélodie. Le compositeur fribourgeois du Vieux chalet a seulement proposé une version harmonisée pour solo accompagné d’une chœur à quatre voix, largement diffusée tout au long du XXe siècle et qui a participé au succès de ce chant. Si le Ranz des vaches est devenu un véritable archétype gruérien, c’est grâce… à un Vaudois! Le pasteur Bridel publie en 1813 la partition et les paroles des dix-neuf couplets, en patois et en français, du chant.

Pour les femmes…
Ce n’est pas un chant réservé exclusivement aux hommes. Lorsqu’il livre sa version du Ranz gruérien en 1813, le doyen Bridel raconte comment il a découvert pour la première fois cet air. «Une voix de femme se mêlait à ces sons tristes, doux et sensibles et formait un unisson parfait.» Par ailleurs, en remontant les sources, Anne Philipona a trouvé trace de femmes chantant le Ranz lors des Fêtes de 1819 et 1833!

… Et les mercenaires
Il n’était pas interdit de le chanter dans la Légion étrangère. «… cet air si chéri des Suisses qu’il fut défendu sous peine de mort de le jouer dans leurs troupes, parce qu’il faisait fondre en larmes, déserter ou mourir ceux qui l’entendaient, tant il excitait en eux l’ardent désir de revoir leur pays», affirmait Rousseau, en 1767, dans son dictionnaire de musique, parlant du Ranz des vaches. Mais a-t-on vraiment interdit de chanter ou de jouer cet air au sein des régiments suisses du service étranger pour éviter les désertions? «Certains le prétendent, beaucoup le croient, répond Anne Philipona, mais aucun document historique digne de foi ne semble étayer cette affirmation, même si Rousseau apportait sa caution à cette thèse!»

Hymne ou carte de visite?
Exporté dans le monde entier, il n’est pas un hymne officiel. «Fin XVIIIe siècle, il y avait un attrait pour les chants anciens, évocateurs d’une activité pastorale. Le Ranz a ainsi été utilisé par le doyen Bridel pour proposer une histoire commune à la Suisse, alors en train de se construire en État moderne», explique Anne Philipona. Plus tard, le chant s’exportera dans le monde entier, inspirant Haydn, Rossini, Liszt et même Beethoven. «Ces grands compositeurs l’ont utilisé dans leurs symphonies pour évoquer un passé regretté, pour rendre l’auditeur nostalgique», souligne l’historienne. Faut-il pour autant officialiser le Ranz des vaches et l’élever au rang d’hymne cantonal? Le Grand Conseil fribourgeois a répondu à cette question par la négative. Et Anne Philipona de conclure: «C’est un chant rempli d’émotions. Lui conférer un côté obligatoire annihilerait cette force.»

+ D’infos Le Ranz des vaches, du chant des bergers à l’hymne patriotique, par Guy Métraux et Anne Philipona, Éditions Ides et Calendes.

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): DR

Ce que nous dit le Ranz des vaches

Lyôba, lyôba, por aryâ.
Lyôba lyôba, pour traire.
Vinyidè totè, byantsè, nêre,
Venez toutes, les blanches, les noires, Rodzè, mothêlè, dzouvenè ôtrè,
Les rouges, les étoilées sur la tête, les jeunes, les autres,
Dèjo chti tsâno, yô vo j’âryo,
Sous ce chêne où je vous trais,
Dèjo chti trinbyo, yô i trintso,
Sous ce tremble où je fabrique le fromage,
Lyôba, lyôba, por aryâ
Lyôba,(bis), pour la traite.

Questions à...

Blaise Hofmann, écrivain et librettiste de la Fête des vignerons

Qu’est-ce qui fait le succès de ce chant d’origine alpestre?
C’est l’émotion qu’il engendre. Si les paroles du Ranz – appel des bêtes, inventaire du troupeau et évocation de la condition des montagnards – peuvent paraître simplistes, la mélodie, elle, est empreinte de nostalgie. C’est d’ailleurs ce qui confère une dimension universelle à cet air, qui n’émeut pas que les patoisants gruériens! La mélodie a aussi un côté mystique, qui réveille en nous tous quelque chose de primitif. C’est peut-être la part de nature qui nous manque aujourd’hui! Pour moi le Ranz n’est rien d’autre qu’un appel de la terre et de la vie sauvage.

En deux cents ans, le Ranz des vaches est devenu incontournable à la Fête des vignerons, spectacle qui consacre pourtant le monde viticole. Un paradoxe, non?
Pas tant que ça. Au XIXe siècle, paysans, vignerons et armaillis commerçaient ensemble, échangeant bois et meules contre du vin. Et aujourd’hui, c’est du lait maigre qui sert aux traitements antimildiou des vignes… Pour moi, le tâcheron et l’armailli sont tous deux des travailleurs indépendants qui ne possèdent ni leurs vaches ni leurs vignes. Ils font le même métier, transformer du végétal en liquide: de l’herbe en lait, ou de la vigne en vin. L’un a une cave à fromage, l’autre une cave à vin. Ce sont des frères de lait!