L’été des explorateurs 3/4
Le naturaliste chasse les papillons pour s’assurer qu’ils existent encore

Dans les tourbières du Brassus, la survie du nacré de la canneberge ne tient qu’à un battement d’ailes. Nous y avons suivi Michel Baudraz, pour une quête au lépidoptère remplie de suspense.

Le naturaliste chasse les papillons pour s’assurer qu’ils existent encore

En 2012, un seul nacré de la canneberge (Boloria aquilonaris) avait été repéré dans les tourbières du Brassus (VD). Cinq ans plus tard, sera-t-il au rendez-vous? En ce matin d’été, Michel Baudraz nous emmène sur ses terres familiales de la vallée de Joux à la recherche de ce petit lépidopère à la livrée orange tachetée de brun. À mes yeux de novice, rien ne distingue ce nacré si recherché des autres nacrés. D’ailleurs, j’ignorais qu’il y en eût autant! Il y a le grand, le moyen et le petit, celui des renouées, de la ronce, de la sanguisorbe, etc. Tous orange et brun et pourtant tous différents.
Naturaliste dès son enfance, Michel Baudraz consacre, depuis quelques années, une bonne partie de son temps libre à chasser le papillon. Ce n’est pas un hasard s’il est, avec son frère Vincent, l’auteur d’un guide d’identification des papillons de jour de Suisse.

Ambiance sibérienne
Pourquoi donc chercher ce nacré-là? «Le nacré de la canneberge est une espèce très rare, dont l’habitat est fortement menacé en Suisse. Les tourbières d’altitude qui lui sont chères étaient innombrables à la fin des glaciations. Ces cent dernières années, elles ont disparu comme peau de chagrin, asséchées à la suite de l’exploitation de la tourbe, des drainages et des reboisements. Ce papillon est très clairement au bord de l’extinction, précise notre guide. Sur la liste rouge, il est considéré comme en danger.» Chant du cygne ou oraison funèbre, on ne sait pas très bien sur quel air on va chanter notre chasse au papillon…
Parqués puis bottés, nous rejoignons d’un pas alerte le site où devrait voler l’objet de notre quête. Nous avons mis toutes les chances de notre côté. Mi-juillet, c’est la période optimale pour observer ce papillon qui ne vit qu’une semaine ou deux. L’heure est adéquate. Si le soleil veut bien se montrer et réchauffer les rhopalocères (papillons diurnes), gageons que nous allons le trouver. C’est donc confiants que nous progressons.
Le paysage nous transporte rapidement aux confins de la Sibérie. Une rivière, des îlots clairsemés de pins et une lisière mellifère composée de reine-des-prés. C’est là que pourrait se trouver notre nacré. «Si la reproduction de cette espèce est intimement liée à la canneberge, une plante typique des tourbières, c’est parce que les chenilles s’en nourrissent, précise Michel Baudraz. Par contre, mâles et femelles adultes se nourrissent de nectar sur les fleurs, en périphérie de ces zones humides.» Ouvrons l’œil!

Et s’il n’en restait qu’un?
Au premier battement d’ailes, c’est l’alerte! Hélas, il ne s’agit que de l’azuré des paluds. À vrai dire, la déception n’en est pas une, car il s’agit d’un papillon exceptionnel. Par sa rareté, mais également parce que son existence dépend intimement d’une plante, la sanguisorbe officinale, et des fourmis de l’espèce Myrmica rubra. Quelques paires d’ailes orange volettent bien de-ci de-là sur les scabieuses, mais il s’agit de nacrés de la sanguisorbe. Après plusieurs démarrages en trombe, l’enthousiasme retombe. L’individu croisé ici par Michel Baudraz en 2012 était-il le dernier de son espèce? Le naturaliste se veut confiant: «Quand on en voit un, on peut partir de l’idée qu’il y en a quatre ou cinq. Mais c’est sûr que l’isolement génétique de si petites populations nuit à leur survie.»
Nous poussons plus loin, jusque dans la tourbière, en quête de ces fameuses canneberges qui poussent sur la sphaigne. Le sol se fait spongieux, nous laissant l’impression gênante de piétiner un trésor naturel millénaire. Tandis que nous regardons où nous mettons les pieds, Michel Baudraz, lui, regarde en l’air. Et soudain «Ah, ah!» Un bond, un mouvement du bras et voilà le papillon dans son filet. Ses ailes sont angulaires, ses taches violacées. C’est bien lui. Ou plutôt elle, car il s’agit d’une femelle à la recherche d’une canneberge où pondre ses œufs. Sur un périmètre restreint, nous en apercevrons encore deux autres, laissant grandir l’espoir que l’espèce trouve encore ici des conditions favorables à sa survie. Sur les quelque deux ou trois cents œufs pondus par chaque femelle, combien de chenilles survivront à l’hiver, enfouies dans la tourbe? Combien se transformeront, l’an prochain, pour une brève vie de papillon?

Texte(s): Marjorie Born
Photo(s): Bertrand Rey/Michel Baudraz

Notre expert

Michel Baudraz est naturaliste et ingénieur en environnement et le directeur du bureau exécutif de l’Association de la Grande Cariçaie. Il est marié et père de deux filles. Passionné de nature, il est, avec son frère Vincent, l’auteur d’un guide d’identification des papillons de jour de Suisse. Tous deux sont également à l’origine d’un site internet dédié à la connaissance et à la protection de ces espèces.
+ D’infos www.lepido.ch

Quatre autres papillons vivant aux abords des tourbières

Le solitaire
Une espèce que l’on rencontre dans deux milieux très différents: en haute montagne dans les Alpes et dans les tourbières du Jura. À la vallée de Joux, il est devenu très rare; dans le Jura français voisin, il est facile d’en voir plusieurs dizaines en une balade.

 


 

Le fadet de la mélique
Une espèce aux couleurs discrètes, autrefois commune. Elle diminue fortement à la vallée de Joux. Elle souffre de la fauche toujours plus hâtive et intensive des prairies. Une fauche tardive, mi-août, lui serait plus favorable. C’est un papillon typique des prairies.

 


 

Le cuivré de la bistorte
C’est l’un de mes papillons préférés. Un magnifique petit cuivré aux reflets violets. Les mâles défendent un territoire, posés sur des buissons, et guettent le passage des femelles. Ils passent la nuit dans les sapins surplombant la tourbière, jusqu’à 20 mètres de hauteur.

 


 

L’azuré des paluds
Une des espèces dont la biologie est la plus complexe de tous les papillons de jour. Un projet vise à inventorier ses populations et à mieux connaître ses exigences. À la vallée de Joux, il est nettement plus abondant que ce que l’on pensait. C’est bon signe, pour une fois.