Préalpes fribourgeoises
Le mulet transporte encore les meules de gruyère d’alpage

Au pied du Vanil Noir, un alpage préservé vit encore au rythme d’antan. Aucun chemin carrossable ne permettant d'accéder au chalet, seuls des mulets peuvent redescendre les fromages produits sur l’alpe.

Le mulet transporte encore les meules de gruyère d’alpage

Au petit matin, un équipage un peu particulier se met en route au pied de la chaîne des Gastlosen, dans les Préalpes fribourgeoises. Deux mulets, Marco et Centaure, accompagnés d’un muletier et de son aide, s’engagent sur un sentier escarpé. Le tintement des cloches que portent les deux animaux ainsi que le cliquetis des fers sur les pierres composent une douce musique qui accompagne hommes et bêtes tout au long de la montée. L’objectif du jour est d’aller chercher quatre meules de fromage de gruyère d’alpage AOP à Morteys-Dessous. Aucun chemin carrossable ne mène à ce chalet situé dans la réserve du Vanil Noir, les mulets ont donc un rôle essentiel à jouer. «Sans ces animaux, nous serions obligés de faire appel à un hélicoptère, explique Bruno Gachet, l’exploitant de l’alpage. Le coût serait alors bien plus élevé. De plus, nous serions obligés de stocker les fromages ici durant plusieurs jours. Cela serait loin d’être évident, car nous manquons de place. Quant à descendre autant de meules à dos d’homme, n’y pensez même pas!»
Si le transport de fromage est la raison première du rôle des mulets, ces derniers contribuent aussi à amener ou redescendre d’autres marchandises – nourriture, boissons, linge, poubelles. Ce jour-là, un bidon d’essence pour la génératrice est fixé sur le bât.

Par attachement aux traditions
Voilà une quinzaine d’années que Marco effectue plusieurs fois par semaine le trajet menant à l’alpage. Autant dire qu’il connaît le sentier par cœur! Au fil des saisons, il a vu plusieurs muletiers – tous bénévoles – se succéder. Prenant quelques jours à quelques semaines de vacances, ils font revivre ainsi une tradition ancestrale le temps d’un été. Le contact avec l’animal, l’amour de la nature et le désir d’aider les paysans de montagne font partie de leurs motivations. Issus de professions très variées, ils se transmettent de l’un à l’autre les connaissances nécessaires, des liens d’amitié très forts se tissent entre eux.
Cette année, Jean-Claude Pesse, de Rolle (VD), est responsable du transport. Pour ce directeur de section au sein d’une école internationale, remettre au goût du jour un savoir qui tend à se perdre lui tient particulièrement à cœur. «Enfant, je passais mes vacances chez mon grand-père en Valais, dans le val d’Hérens. Je me rappelle avec émotion du mulet qu’il louait pour rentrer les foins ou les regains. L’attachement viscéral que j’éprouve pour cet animal est resté gravé en moi depuis lors. Je suis heureux de contribuer à faire revivre cette tradition du «barlatage» – un terme gruérien qui signifie le transport de marchandises à dos de mulet.»

À l’aise sur les chemins escarpés
S’adaptant au rythme des animaux, qui s’arrêtent parfois pour souffler, l’équipage avance à travers une nature sauvage. Après quelque deux heures de marche, le chalet de Morteys-Dessous est en vue. Les mulets profitent d’une pause bienvenue, tandis que les meules sont chargées dans les «ströbel», des caisses en bois cerclées conçues spécifiquement pour le transport des fromages. Celles-ci sont ensuite solidement arrimées sur le bât. Les muletiers, uniques liens avec la plaine, profitent de ce moment pour échanger les dernières nouvelles avec Bruno Gachet et son équipe. Mais ils ne peuvent guère s’attarder, car ils doivent redescendre avant que le soleil ne soit à son zénith.
Portant chacun près de 100 ki­los de marchandise sur leur dos, Marco et Centaure abordent avec précaution la descente. Particulièrement à l’aise sur ces chemins caillouteux, les mulets excellent pour poser avec précision leur pied à l’endroit le plus adéquat. La roche calcaire est en effet parfois glissante. «Ils analysent la difficulté, avant d’avancer, confirme Jean-Claude Pesse. Cela nécessite parfois de la patience de notre part. La semaine dernière, nous sommes restés bloqués pendant une heure sur le sentier.» Souvent, les randonneurs interpellent les muletiers, curieux de découvrir la raison de ce curieux chargement. De retour à un chemin carrossable, les mulets sont déchargés. Après un brossage et une collation, ils pourront regagner leur pré pour un repos bien mérité. Quant aux meules de gruyère d’alpage et de vacherin fribourgeois d’alpage AOP, elles rejoindront alors en véhicule les caves de La Tzintre, à Charmey (FR), où elles seront affinées pendant plusieurs semaines à plusieurs mois.

+ D’infos Transhumance & Traditions, Service de transport de matériel à dos de mulet, randonnées guidées par un accompagnateur en moyenne montagne diplômé, www.transtrad.ch

Texte(s): Véronique Curchod
Photo(s): Véronique Curchod

L’alpage des Morteys-Dessous, c’est:

1888 m d’altitude, soit la plus haute chaudière du canton de Fribourg (lieu de production du fromage).
Une quarantaine de vaches laitières et une douzaine de chèvres.
Une soixantaine de meules de gruyère d’alpage AOP et de vacherin d’alpage AOP produites en cinq semaines d’exploitation, soit en moyenne deux par jour.
30 kilos, le poids moyen d’une meule de gruyère.
4 heures de marche aller-retour et 500 m de dénivelé positif pour y accéder.

Un animal apprécié en montagne

En Suisse, le mulet s’est imposé entre le XVIe et le XIXe siècle comme l’animal de bât et de selle par excellence en montagne. Son pied sûr, sa capacité de portage et sa frugalité en font en effet le partenaire idéal dans l’économie alpestre d’autrefois. Au début des années 1940, on recensait environ 3200 mulets en Suisse, dont 2000 en Valais, avant que la motorisation sonne le glas de cet équidé particulier, issu du croisement entre un âne et une jument. Depuis les années 2000, le mulet connaît cependant un regain d’intérêt pour les activités touristiques. Quant à l’armée suisse, elle compte toujours à ce jour quelques mulets pour le train en ses rangs.