De saison
Le moelleux inimitable du pain au «béton» valorise un lait d’exception

À Sâles (FR), la Boulangerie Mauron est l’une des seules du canton à préparer une spécialité presque mythique, sorte de cuchaule sans beurre élaborée à partir du colostrum bovin qui lui donne son nom.

Le moelleux inimitable du pain au «béton» valorise un lait d’exception
Dans le pot, le lait que Christian Mauron s’apprête à utiliser pour fabriquer ce pain aussi rare que traditionnel et jaune foncé. Et la peau qui le coiffe est si épaisse qu’on dirait un ciment doré sur le point de prendre. C’est peut-être l’origine du mot «béton» qui désigne dans le canton de Fribourg ce premier lait d’une vache ayant vêlé, originellement destiné aux veaux, dont des paysans valorisent encore le surplus en spécialités gourmandes. À moins que béton ne dérive de Biestmilch, le terme allemand pour «colostrum».Du lait de première lactation
Car c’est bien cet élixir vital à haute valeur nutritive que le boulanger de Sâles transforme en un pain rond dont la croûte foncée et la tendre mie ivoire évoquent la cuchaule, le safran et le beurre en moins. Le béton du jour, un bidon de 5 litres, a été apporté par Willy Pasquier, un agriculteur retraité de la région, qui le collecte lui-même auprès d’exploitations laitières amies. «Je lui ai amené du lait de primipares qui ont vêlé il y a moins de 48 heures, nous précisera ultérieurement le Glânois au téléphone. On peut aussi utiliser du lait de vache en deuxième ou troisième lactation.» Livrer un peu de colostrum au boulanger pour qu’il en fasse du pain s’inscrit d’ailleurs dans la tradition plus large du «pain à façon»: les paysans confiaient une certaine quantité de farine maison à l’artisan et disposaient ensuite d’un «carnet du pain» à débiter durant l’année; le professionnel se payait en prélevant un pourcentage dévolu à son propre commerce.«Mon père, également boulanger, en fabriquait régulièrement», raconte Jean-Louis Mauron, papa de Christian (voir l’encadré ci-dessous), qui entre-temps nous a rejoints au laboratoire de Sâles. «Pour un pain d’une livre, il faut 3 à 4 dl de béton, détaille le fils. Mais je n’en fais pas à moins d’un litre, sans quoi le pétrissage est difficile. J’y ajoute 1,6 kg de farine, 250 g de sucre et un peu de notre levain maison.» Suivront 6 à
8 minutes de pétrissage; la pâte, qui doit s’étirer souplement, est alors divisée, façonnée en boules puis placée en chambre de fermentation pour y pousser une bonne nuit avant d’être marquée de croisilles et mise au four une quarantaine de minutes sous la surveillance attentive du boulanger – il s’agit d’éviter que le sucre ne brûle sous l’effet d’une chaleur excessive. «On peut facilement se rater avec le pain au béton, avertit Christian Mauron. Sa teneur en graisse alourdit la pâte et complique le travail du gluten chargé de la structurer en absorbant son humidité.» Mieux vaut attendre un jour avant de consommer le pain, recommande-t-il. «Sinon, sa mie s’effondre dès qu’on le coupe.»

À consommer un peu rassis
On déguste le pain au béton pour le dessert ou le goûter, «avec du miel ou en le trempant dans le café», précise Jean-Louis, les yeux brillants. En dépit des apparences, ce pain n’est pas aussi gras que l’allure crémeuse de son ingrédient principal le laisse penser. «La teneur en graisse du colostrum ne diffère pas beaucoup de celle du lait normal, relève Benoît Genoud, conseiller en production laitière à la société Casei, à Grangeneuve (FR).

En fait, en plus de valeurs record en immunoglobulines (ndlr: de 15 à 40 mg/l, contre des traces dans notre lait quotidien), le béton se distingue surtout par sa forte quantité de protéine sérique, entre 13 et 14% de sa masse.» Or, la protéine sérique coagule au chauffage; c’est d’ailleurs cette réaction qui est exploitée dans l’autre fameuse utilisation du colostrum bovin, le tout aussi traditionnel gratin de béton. Willy Pasquier, le fournisseur des Mauron, l’apprécie à sa juste valeur. «On fait blondir des oignons qu’on dispose au fond d’un plat, et on verse le béton dessus avant d’enfourner, détaille-t-il avec gourmandise. Il se solidifie; on le sert à l’aide d’une louche percée, pour laisser écouler l’excédent de liquide. Avec une cuillère à soupe de vin cuit dessus, c’est quelque chose de bon!»

Un régal généralement réservé aux familles paysannes. Et, comme pour le pain, sur une période coïncidant largement avec celle des vêlages, soit de décembre à avril. «Mais on peut congeler le béton sans problème pour faire quelques miches durant l’été si on nous en demande», rassure Christian Mauron. Avis aux amateurs: la saison du béton touche à sa fin!

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): Mathieu Rod

Les artisans Jean-Louis et Christian Mauron

Dans la famille Mauron, père et fils représentent les 2e et 3e générations à plonger les mains dans la farine et le levain. Le grand-père, déjà, tenait boutique au Châtelard (FR). C’est Jean-Louis qui, après avoir exploité un laboratoire à Charmey (FR), a repris en 1981 le commerce actuel au centre du village de Sâles; Christian en dirige aujourd’hui la production. La boulangerie Au Pain doré s’est distinguée en créant le pain sâlois à partir de matières premières exclusivement produites sur le territoire de la commune. Certifiée Terroir Fribourg, cette innovation a reçu dix médailles d’or et d’argent au Swiss Bakery Trophy en 2008. Quant au pain au béton sortant des fours de cette petite entreprise occupant cinq personnes (dont les deux sœurs de Christian), il est pétri depuis bien plus longtemps: «Mon père en a fait durant cinquante ans et j’en cuis depuis quatre décennies», relève-t-il. Pain, cuchaules et autres spécialités sont vendus au Pain doré et dans la succursale d’Ursy (FR).

+ D’infos www.boulangerie-aupaindore.ch

Colostromania

Le colostrum ou béton est destiné en priorité au veau, auquel il transmet les précieuses immunoglobulines dont le nouveau-né est jusque-là dépourvu; sa livraison en laiterie est d’ailleurs interdite. Mais en Suisse romande, la consommation des surplus de cet élixir de vie est attestée depuis cent ans au moins – même si elle est essentiellement restée dans le cadre privé des familles paysannes et a en grande partie disparu. La cuisson en est le point commun; on trouve en Valais des recettes apprêtant le béton en tourte, en omelette… Plus loin de nous, en Finlande, le colostrum est même transformé en fromage, le Leipäjuusto («fromage de pain») servi au dessert avec de la confiture de baies sauvages.