Agriculture
Le miracle laitier irlandais donne des idées aux producteurs de notre pays

Terre&Nature a accompagné un groupe d’agriculteurs suisses dans le cadre d’un voyage d’études à la découverte de la production laitière irlandaise, qui se profile comme un exemple à suivre.

Le miracle laitier irlandais donne des idées aux producteurs de notre pays

Il fait venteux, froid, et surtout humide sur le tarmac de l’aéroport de Cork, au sud de l’Irlande. Pas de quoi effrayer la dizaine de producteurs suisses qui ont choisi la province du Munster comme destination de voyage! L’Irlande a en effet de quoi les faire rêver: c’est le seul pays d’Europe où le nombre de producteurs laitiers ne diminue pas, bien au contraire! Le prix du lait est pourtant parmi les plus bas d’Europe, mais le management des exploitations y est radicalement différent, tout comme la politique agricole ainsi que les stratégies commerciales des entreprises de transformation. La filière laitière irlandaise est en pleine croissance – le pays produit aujourd’hui 30% de lait de plus qu’en 2015 – et les producteurs y gagnent mieux leur vie qu’ailleurs.

En pâture de février à novembre

À cette saison, la province du Munster est d’un vert brillant, presque printanier. Pourtant dans les prés, pas une vache à l’horizon. Et pour cause: 80% du cheptel laitier irlandais est tari simultanément et passe donc les mois de décembre et janvier en stabulation. «Sitôt vêlées, à la mi-février, elles accéderont de nouveau à la pâture, explique Esther Walsh gérante d’un domaine situé au nord de Cork. Le principe de notre système d’élevage est de caler les besoins des vaches sur la croissance de l’herbe.» À 38 ans, la jeune femme est à la tête d’une ferme XXL: un millier de vaches réparties sur deux sites, quatre salariés, 330 hectares de pâturages.

À quelle fréquence effectuez-vous les rotations de pâture? Quel est votre taux de fertilité? Et vos coûts de production? Les questions des visiteurs suisses fusent. Esther a réponse à tout. «Sa gestion d’un immense troupeau est extrêmement précise, apprécie le Fribourgeois Frédéric Conus, admiratif tant des performances techniques que des résultats économiques de l’Irlandaise. Ses frais vétérinaires sont ainsi réduits à l’extrême. Imaginez-vous, sur près d’un millier de vaches, elle n’a qu’une césarienne par année!»
À quelques dizaines de miles plus au nord, dans le comté de Tipperary, la ferme de Joe et Kathleen Kirwan tourne au ralenti. En attendant le boom des vêlages, le couple a du temps à consacrer aux visiteurs helvétiques. «La fin des quotas laitiers en Europe et la volonté de l’État irlandais de soutenir la production laitière nous a incités à agrandir l’exploitation. Nous avons donc triplé la taille de notre troupeau, explique Joe avec conviction. Les besoins de lait de la population mondiale vont croissant. Je ne vois pas en quoi nous ferions faux!»

Spécialistes du lait low cost

Produire du lait à base d’herbages et exporter des produits laitiers a toujours fait partie de l’identité agricole du pays. «Mais ces dernières années, l’Irlande a fait de cette particularité un atout majeur, observe Joss Pitt, producteur de lait à Gampelen (BE), qui a organisé le voyage avec son épouse Susanne. Le pays est désormais un acteur incontournable du marché laitier européen, grâce à des paysans spécialisés dans le lait low cost!» Plus qu’ailleurs, les Irlandais ont en effet basé leur production laitière sur des critères d’efficacité économique: des frais de bâtiments et de mécanisation réduits au maximum, une alimentation constituée quasi exclusivement d’herbage, des vaches petites, robustes, sélectionnées pour valoriser l’herbe et donner un lait extrêmement riche. Dans un système de prix du lait axé sur les teneurs en matières grasses et protéiques (90% du lait irlandais est transformé en poudre et en beurre), cette orientation paie! Joe Kirwan le confirme, la conjoncture lui sourit. «Nos coûts de production s’élèvent à 22 centimes par litre de lait. En 2016, avec un prix du litre moyen de 25 centimes, nous n’avons pas gagné grand-chose. Mais en 2017, avec 35 centimes, on s’en est mieux tirés.» Joe l’assure, il doit son succès à la valorisation des herbages: «Il y a dix ans, nous hivernions nos vaches cinq mois. Aujourd’hui, elles restent à l’intérieur deux fois moins longtemps. Ce n’est pas un effet du réchauffement climatique, c’est nous qui avons changé nos pratiques!»

Impressionnés par cette réussite et par le discours offensif de leurs collègues irlandais, les producteurs suisses restent néanmoins lucides. «Faire pâturer ses vaches dix mois par année, généraliser la rémunération du lait en fonction des teneurs, avoir un troupeau de 1000 vaches: le modèle irlandais n’est pas reproductible à l’identique chez nous, confient Valérie Piccand et Olivier Gerber, qui possèdent une trentaine de vaches aux Reussilles (BE). Mais l’agriculture suisse pourrait cependant davantage tirer parti de l’herbe en Suisse.»

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Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Claire Muller

Modèle à suivre?

Voilà déjà quelques années que l’Irlande attire les acteurs du monde agricole, comme les firmes d’agroéquipement ou la Fédération des producteurs suisses de lait. «L’optimisation des coûts de production est une constante chez les Irlandais, confie Daniel Koller, secrétaire romand de ladite fédération. À l’export leur posture est clairement conquérante.» La démarche commerciale irlandaise inspire aussi l’Office fédéral
de l’agriculture (OFAG), qui a dépêché là-bas une délégation en 2017, afin de
se pencher sur le programme national de développement durable pour l’agroalimentaire «Origin Green». «La Suisse peut s’inspirer de cette démarche, confie le vice-directeur de l’OFAG, Adrian Aebi. La durabilité de la production agricole peut être un atout marketing.»

Des paysans suisses convaincus

Ce n’est pas par hasard que les producteurs que nous avons accompagnés sont venus chercher l’inspiration en Irlande. Tous pratiquent déjà la pâture intégrale et le vêlage saisonnier depuis de nombreuses années, à l’image des Néo-Zélandais et d’une bonne partie des Irlandais, pionniers en la matière. C’est d’ailleurs à la suite d’un premier voyage en Irlande, en 2002, que certains d’entre eux ont décidé de modifier en profondeur l’organisation de leur exploitation laitière, à l’image de José Eggertswyler, d’Épendes (FR). «Adopter le vêlage saisonnier m’a permis de simplifier la gestion de mon troupeau et d’alléger mon temps de travail. La pâture occupe désormais une place essentielle dans mon organisation du travail, m’offrant des possibilités de réduire mes coûts de production.» Quinze ans plus tard, même s’il est désormais à l’aise avec un modèle qu’une poignée seulement d’agriculteurs suisses ont adopté, le Fribourgeois reste friand d’expériences nouvelles. Tout comme ses collègues, il est à la recherche permanente de solutions qui lui permettent d’obtenir des gains d’efficacité économique et il n’hésite pas, pour y parvenir, à se remettre régulièrement en question. «Les paysans irlandais sont très peu interventionnistes dans leur gestion de troupeau. Leur approche m’inspire, je sais que je peux par exemple améliorer l’organisation de mes vêlages.»