Si la Suisse est un pays d’élevage à tradition surtout bovine, elle compte cependant une filière ovine rentable. À condition de l’intégrer avec professionnalisme. Exemple avec un moutonnier de Sonzier (VD).

Après avoir profité d’un automne clément et d’une pousse d’herbe généreuse, le troupeau de Raphaël Schäublin s’apprête à descendre des hauts de Montreux vers la plaine du Rhône, pour y pâturer encore quelques semaines avant de regagner sa bergerie et ses quartiers d’hiver. Pour le jeune éleveur, l’automne est synonyme d’une pause toute relative, entre désalpe et agnelages. L’occasion de réfléchir et d’affiner sa stratégie. Car, bien loin de l’image romantique qu’on a du berger, Raphaël Schäublin revendique le professionnalisme de son activité de moutonnier, demandant un haut niveau de technicité et une fine gestion économique. «Pour vivre de l’élevage ovin, il faut être pointu, depuis les agnelages jusqu’à l’abattage», estime l’agriculteur de 36 ans, à la tête d’un troupeau de trois cents brebis depuis 10 ans.
Passionné d’élevage ovin depuis l’enfance, le Montreusien est l’un des rares moutonniers professionnels en Romandie. C’est aussi un des seuls en Suisse à avoir opté pour des île-de-france, plutôt que les traditionnels blancs des Alpes ou brun noir du Pays. «Il s’agit de la première race à viande mondiale, explique-t-il. Elle a pour elle un excellent niveau de prolificité, tout en restant rustique et adaptée à nos modes de conduite extensifs basés sur la valorisation des herbages.» L’exploitant bénéficie en outre du travail de sélection effectué par ses collègues français ces dernières décennies et d’un grand réservoir génétique lui offrant un vaste choix de reproducteurs.
Les trois clés de la rentabilité
Si l’île-de-france constitue le compromis idéal, la race ne fait cependant pas tout, concède Raphaël Schäublin, qui a longtemps travaillé à améliorer la génétique de son troupeau, faisant systématiquement génotyper ses femelles et choisissant des reproducteurs améliorateurs en matière de conformation et de productivité. Quitte à y consacrer un budget conséquent – un mâle reproducteur coûte environ 1400 fr.
«Le lait, la conformation et la prolificité sont les trois clés de la rentabilité, énumère le Vaudois quand il s’agit de décrire son schéma de sélection. Une fois par saison, au mois d’août, en pleine saison d’estivage, je passe au crible mes agnelles. C’est là que se révèlent les bêtes aux meilleurs aplombs et présentant les aptitudes à l’engraissement les plus prometteuses, en l’occurrence autant d’épaule que de gigot. Les conditions d’estive sont exigeantes, l’alpage fait en quelque sorte office de sélection naturelle.»
Le revenu de Raphaël Schäublin dépendant quasi exclusivement de la vente d’agneaux, les brebis doivent également être de bonnes mères: «J’effectue une pesée systématique de mes agneaux entre 35 et 45 jours de vie. C’est un excellent indicateur de la valeur laitière de la brebis», confie l’éleveur dont les agneaux affichent une moyenne de 370 grammes d’accroissement quotidien à 40 jours.
Booster la fertilité
La prolificité estimée dans son troupeau à 180% – soit 1,8 agneau par bête et par année – est la dernière condition de la rentabilité économique, mais pas la moindre. «Pour parvenir à un tel niveau de fertilité, dans nos conditions de production helvétiques, il faut soigner l’affouragement.» Ainsi, le moutonnier pratique-t-il une forme de flushing alimentaire. «L’amélioration de la qualité nutritive de l’alimentation présaillie permet d’augmenter la performance de 10 à 20%», assure l’éleveur, qui organise donc la rotation de ses pâtures d’estive selon le rythme des luttes. «Vers la mi-juillet, soit trois semaines avant l’introduction des béliers dans le troupeau, je leur réserve les prairies les plus tendres et les plus riches.»
Gardiennage permanent
Cette gestion fine du pâturage, si elle est couronnée de succès, exige l’embauche d’un berger pour le gardiennage du troupeau tout au long de la saison d’alpage. «C’est là que se joue mon revenu, d’où l’importance de mettre en œuvre tous les moyens pour l’optimiser.» En outre, la garde permanente de son troupeau permet à Raphaël Schäublin de diminuer les éventuelles pertes d’animaux dues aux maladies, accidents et prédateurs.
Le moutonnier vaudois le conçoit cependant volontiers: pas d’élevage rentable sans une viande correctement rémunérée. Il bénéficie certes d’un prix fixe qu’il a négocié et d’une certaine marge de manœuvre en ce qui concerne le poids des carcasses à l’abattage, mais s’engage en amont à fournir à ses clients une qualité irréprochable quant à la charnure et la couverture graisseuse. «Pour coller aux attentes de mes principaux acheteurs – qui livrent l’hôtellerie-gastronomie et la restauration collective haut de gamme –, j’ai dû élargir ma couverture commerciale et modifier mes pratiques en matière d’agnelages.» Désormais, Raphaël Schäublin abat des agneaux toutes les semaines, d’avril à novembre. «Pour vivre de l’élevage ovin, il faut être professionnel jusqu’au bout, conclut le jeune homme, et être prêt à s’adapter aux évolutions de marché.»
+ d’infos Proconseil consacre une journée à la rentabilité de l’élevage ovin ce vendredi 26 novembre à Villarepos (FR). Renseignements et inscriptions au 021 614 24 35 ou formation@prometerre.ch. Agroscope a publié une étude sur cette même thématique, intitulée Élevage ovin: davantage de valeur ajoutée grâce à la professionnalisation. www.agroscope.ch
Marché de niche
«Voilà deux ans que les prix de la viande d’agneau sont bons», observe Pierick Mermoud, collaborateur chez Proviande. Si le standard se maintient à 14 fr. 50 le kilo, c’est grâce à une demande stable et une offre qui diminue. «La pression des grands prédateurs et l’arrivée de la BDTA électronique chez les petits ruminants ont découragé bien des éleveurs, notamment les plus âgés et les détenteurs de petits troupeaux.» Aujourd’hui, la viande d’agneau suisse couvre à peine un tiers de la demande. «Ça reste une gageure pour les firmes agro-industrielles et les distributeurs de la valoriser.» Même s’il demeure une niche, le marché de la viande ovine pourrait s’ouvrir à de nouveaux éleveurs. «À condition d’avoir un bon niveau technique, d’être pointu et de pouvoir proposer des agneaux prêts à l’abattage toute l’année, notamment l’été.»
Questions à Christian Gazzarin, spécialiste de l’élevage ovin, Agroscope
Pourquoi l’élevage ovin est-il réputé peu rentable?
D’abord à cause de la petite taille des structures: la majorité des troupeaux ne dépasse pas trente brebis. D’autre part, l’élevage ovin est souvent assimilé à un hobby, et les moutons uniquement considérés comme un moyen d’entretenir les pentes fortes inexploitables par le gros bétail. En outre, il n’y a pas de tradition ovine en Suisse, ce qui se traduit par un manque général de professionnalisme dans les élevages.
Quelles sont à vos yeux les pistes d’amélioration?
La maîtrise des coûts de structure, avec une faible mécanisation et une part importante accordée à la pâture. L’amélioration du revenu dépend de surcroît de la vente d’agneaux. Il s’agit donc de se concentrer sur la productivité du troupeau, via la gestion de l’agnelage et la sélection génétique.
Y a-t-il un potentiel de développement pour ce secteur d’activité?
Bien sûr! L’élevage de moutons correspond exactement à l’idée que se fait la société d’une agriculture respectueuse de la nature. Si les consommateurs réduisent la part de viande dans leur assiette, ils sont aussi prêts à payer plus pour accéder à des viandes particulières et qualitatives. D’où l’importance de positionner l’agneau comme un produit haut de gamme.