Economie
Le marché suisse du fromage de chèvre fait des cabrioles

Bûches, crottins, boutons de culottes, raclettes et autres camemberts caprins ont la cote. Les consommateurs sont en quête de naturel, de local, d’artisanal… Et l’industrie lorgne sur ce marché en plein boom.

Le marché suisse du fromage de chèvre fait des cabrioles

Une production de 915 tonnes de fromage de chèvre, pour un cheptel de quelque 89’000 biquettes – alors qu’elles n’étaient que 63 000 en 2000. L’année 2016 a battu tous les records en matière de production fromagère et d’élevage caprin. Durant la même période, le cheptel de vaches laitières a suivi la courbe inverse, reculant de 669’410 en 2000 à 574’537 en 2015.
Ces quinze dernières années, le volume de lait de chèvre a augmenté d’un tiers, celui des fromages produits a carrément doublé. On recense plus de 6000 éleveurs, dont beaucoup transforment leur propre production, souvent modeste. Notamment pour un géant industriel: le groupe Emmi, qui surfe sur la cote d’amour des consommateurs suisses pour les fromages de chèvre, entend développer son marché de 10% par année dans ce secteur. L’histoire est facétieuse. Souvenez-vous de Heidi… On considère en effet la Suisse comme un des berceaux de l’élevage caprin, et pourtant cette tradition s’était quasiment perdue en un siècle. La politique agricole a longtemps incité à la spécialisation, avec l’élevage bovin pour modèle économique.

De nombreuses reconversions
«Quand j’étais en apprentissage, il y avait quinze éleveurs de vaches laitières au village», se souvient Stéphane Balmer. Courcelon, près de Delémont, n’en compte plus que cinq aujourd’hui. Le Jurassien a vendu ses dernières vaches en 2010. Il est aujourd’hui à la tête d’un des plus gros troupeaux caprins du Jura, soit quelque 200 saanens dont le lait est livré au groupe Emmi. Son voisin au village, Fredy Leiser, a pris le même virage quelques années plus tôt et fabrique des fromages de chèvre. Tous deux envisagent l’avenir «plutôt sereinement».
«La demande de lait de chèvre a fortement augmenté, confirme Ursula Herren, administratrice de la Fédération suisse d’élevage caprin (FSEC): de nombreux agriculteurs se sont reconvertis, partiellement ou totalement, à l’élevage caprin. La FSEC reçoit de nombreuses demandes de personnes tentées par un changement de cap: beaucoup se renseignent sur les conditions d’élevage, etc. Nous attirons leur attention sur le fait que la chèvre a son caractère, qu’elle est délicate, qu’elle n’a rien d’une petite vache. Mais aussi qu’il faut songer à l’écoulement de la viande de cabri, ce qui est parfois très difficile.» La plupart de ceux qui se sont lancés disent avoir eu un «coup de cœur» pour cet animal décrit comme attachant. C’est le cas des pionniers: Édouard Reichen, 78 ans, bon pied bon œil, continue de fabriquer tous les jours une trentaine de petits fromages. «J’ai commencé avec une ou deux. Puis, j’ai été captivé par cet animal. Dans les années septante, je suis parti en France, dans le Cher, apprendre la fabrication du crottin. Je croyais que ce serait facile…»
Comme plusieurs collègues, il a dû déchanter. Une épidémie d’arthrite virale à la fin des années huitante a éliminé les troupeaux. Président de l’Association romande des producteurs caprins, Pierre Schlunegger est lui aussi reparti de zéro. «Dans les années huitante, nous étions un peu considérés comme des originaux, des babas attardés. Depuis une dizaine d’années, nous assistons à de nombreuses reconversions d’éleveurs bovins. Mais surtout, l’image du produit a changé: loin du fromage qui pue le bouc, on apprécie son côté naturel, local, artisanal et sain.»
Agriculteur à Gimel (VD), Serge Kursner, qui n’a gardé que quelques vaches ­highlands pour se consacrer plus librement à ses 150 chamoisées, fait un constat analogue: «De plus en plus de gens se disent intolérants au lait de vache; le lait de chèvre est plus digeste, mieux toléré, bon pour les rhumatismes.»

Un marché porteur
«L’alimentation change et on recherche ces produits pour leur authenticité», relève Ursula Herren. Pour le Gruérien Thierry Beaud, le fromage de chèvre bénéficie indéniablement d’un petit effet de mode et de son image de naturel. Passé du gruyère et du vacherin à une production exclusivement caprine pour contrôler toute la filière, il note que «la marge est moins intéressante pour ceux qui se contentent de revendre leur lait à des transformateurs, voire à de grands groupes». De nouvelles manifestations ont en outre vu le jour, jusque dans des régions peu habituées à l’élevage caprin. Le canton de Neuchâtel accueillera ainsi la première Grande Fête de la chèvre le 16 septembre prochain, avec de nombreuses dégustations et une fondue géante. Pierre Schlunegger éprouve toutefois quelques appréhensions face à cet engouement croissant: «L’industrie lorgne sur ce marché: on peut craindre une pression sur les prix et une dépréciation du produit. Voire, à terme, le même mécanisme qu’avec le lait de vache, d’autant que les fromages importés moins chers à produire contribuent à cette pression.»

Texte(s): Véronique Zbinden
Photo(s): Guillaume Perret

L’élevage caprin suisse en chiffres

630 kilos de lait par an (selon l’espèce): c’est la production laitière moyenne d’une chèvre. Une vache en produit 7045.
13’129 chèvres recensées dans le canton de Berne, qui se hisse sur la première marche, suivi dues Tessin (10414), des Grisons (9058), de Saint-Gall, du Valais (5364), de Fribourg (3248) et de Vaud (2653).
1 fr. 10 ou 1 fr. 20 le kilo pour le groupe Emmi et 3 fr. pour la Fromathèque de Martigny: c’est le prix payé au producteur alors que le lait d’industrie est rémunéré autour de 50 ct. au producteur bovin.
526 à 915 tonnes: c’est l’augmentation en quinze ans des quantités de fromages caprins produits. Mais ce total représente moins seulement 0,5% de la quantité totale des fromages vendus en Suisse (180 000 tonnes en 2015).

Bon à savoir

Ils figurent désormais sur le plateau de spécialités fromagères proposé aux passagers de Swiss First. Les fromages de Pierre Schlunegger, un des pionniers de l’élevage caprin basé à Forel, ont conquis la compagnie aérienne Swiss. En novembre dernier, une pâte molle du même producteur était couronnée d’une médaille de bronze au Concours international de fromages de Niort, près de La Rochelle (F). Le même concours distinguait également deux fromages de Serge Kursner, à Gimel (mi-dur raclette et rabout cendré), ainsi qu’un fromage frais de Nicolas Crottaz, autre éleveur helvète de Prévonloup. Inimaginable voilà quelques années encore, cette moisson de récompenses atteste d’un formidable saut qualitatif de la production fromagère caprine indigène dans un marché pourtant très concurrentiel.
Fabrication au lait cru, quantités limitées, respect des cycles naturels et conditions d’élevage princières pour les biquettes de Serge Kursner notamment, qui se dit motivé par sa passion du goût et son attachement à l’animal lui-même. «Nos fromages ont longtemps été un peu plats en comparaison internationale, mais c’est en train de changer.» À Martigny, la Fromathèque, qui achète et transforme le lait de trois éleveurs – soit quelque 50 000 kilos par an – est clairement installée dans ce créneau qualitatif. Bertrand Gabioud, un des deux associés à l’origine de ce bel espace, où le visiteur peut assister à la fabrication, confirme l’intérêt grandissant du consommateur. «Plus ouvert à la nouveauté, plus curieux. Le prix au producteur est de 3 francs environ, en contrepartie d’une vraie plus-value», ajoute Bertrand Gabioud, dont les partenaires éleveurs seront sous peu en reconversion bio.