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Le marché de l’occasion peine à trouver une nouvelle clientèle

L’abolition du taux plancher en janvier 2015 a porté un nouveau coup au marché de la deuxième main, déjà passablement mis à mal par une conjoncture difficile. Chez les revendeurs, on fait le gros dos.

Le marché de l’occasion peine à trouver une nouvelle clientèle

Une bonne secousse pour certains, une catastrophe pour d’autres. Chacun a sa version des faits, mais le mois de janvier 2015 avec l’annonce de l’abandon par la Banque nationale suisse du taux plancher entre le franc et l’euro n’aura laissé personne indifférent dans le marché de la machine agricole. Véritable coup de tonnerre pour l’économie, le renforcement de la devise helvétique a permis aux marchands de doper leurs ventes de matériel neuf. Avec des prix 20% inférieurs, les affaires ont plutôt bien marché. La preuve, les immatriculations de tracteurs ont augmenté de 15 à 20% en 2015. Mais le revers de la médaille vient du marché de l’occasion, qui a perdu en attractivité, dans les mois qui ont suivi, occasionnant des pertes financières parfois importantes, notamment pour les marchands qui avaient un parc plein à la fin de l’année 2014. La valeur du matériel d’occasion a en effet diminué d’un cinquième. Et pourtant la vente de matériel d’occasion, qui est la suite logique dans le processus de reprise contre achat neuf, est le principal constituant de la marge financière chez un marchand de machines. «Par définition, un parc machines doit tourner, explique Marcel Mivelaz, directeur de Grunderco SA, à Satigny (GE). Si des machines stagnent sur le parc, c’est tueur.»
Et c’est d’ailleurs bien ce qui inquiète Samuel André, responsable commercial chez Umatec, à Delémont (JU). «Nous souffrons à double titre. Non seulement, nous avons perdu des volumes de vente, mais les importateurs pratiquent de grosses actions commerciales et proposent des leasings à taux zéro. Bref, ils vont chercher la clientèle afin de faire du chiffre à tout prix. Résultat, nos parcs d’occasions se remplissent.» Même son de cloche chez Roland Finger, aux Ponts-de-Martel (NE), qui réalise la moitié de son chiffre d’affaires avec l’occasion. «J’ai perdu des clients qui sont partis sur le neuf.» Au final, nombre d’entreprises privées d’une taille modeste se sont retrouvées grevées d’une partie non négligeable de leur chiffre d’affaires.

Une difficulté de plus
L’effet «franc fort» intervient dans un contexte déjà compliqué pour le marché de l’occasion. La mauvaise conjoncture agricole en Europe entraîne des retards de vente dans le secteur des tracteurs atteignant 30 à 40%. «On assiste à du dumping de la part des constructeurs, constate, impuissant, Marcel Mivelaz. Notre matériel d’occasion se retrouve ainsi en concurrence avec du matériel neuf provenant d’outre-Jura.» En baissant les prix, les revendeurs français et allemands tentent d’amadouer les paysans suisses. «Le tourisme d’achat ne va pas en diminuant, constate Roger Stirnimann, enseignant en technique agricole à la Haute École d’agronomie de Zollikofen. Au moment d’acheter une machine, un agriculteur sur deux compare avec les prix de l’étranger, mettant ainsi une forte pression sur son revendeur local.»
En Suisse, le contexte tout aussi morose, avec des prix bas pour le lait et la betterave sucrière notamment, rend les agriculteurs plus frileux à l’investissement. «Les paysans sont nettement moins pressés d’acheter, observe Roland Finger. Beaucoup attendent désormais qu’une machine casse pour investir.»

Exigeants sur les reprises
Aux achats de matériels repoussés et au taux de renouvellement moins élevé, il faut ajouter le nombre croissant de paysans qui arrêtent leur activité. Et dont le matériel se retrouve ainsi sur le marché. «Auparavant, une partie des exploitations, plutôt de taille moyenne étaient friandes du marché de l’occasion. Ils m’achetaient par exemple un andaineur double de deuxième main pour le prix d’un andaineur simple neuf. Eh bien! c’est cette clientèle-là qui souffre aujourd’hui et qui diminue malheureusement», confie Roland Finger. Première conséquence de cette sinistrose, une attitude des marchands qui a radicalement changé au niveau des reprises. «On devient de plus en plus exigeants», reconnaît Joël Petterman, gérant d’Alphatec SA, à Orbe (VD). «Le moment de la reprise est devenu des plus stratégiques, renchérit Gerhard Aebi, responsable des ventes chez Aebi Suisse, à Champion (BE). Tout ce qu’on acquiert doit presque avoir déjà trouvé preneur. On ne peut plus se permettre de garder du stock, c’est devenu un trop grand risque.»

L’Est n’est plus un marché
Pour faire de la place sur le parc occasions, bon nombre de marchands explorent la piste de l’exportation. «Mais c’est de plus en plus délicat, avoue cependant Roland Finger. Nos machines sont soit trop vieilles, soit trop bien équipées.»
La Pologne et la Roumanie, deux des principaux pays acheteurs de nos anciennes machines, sont de moins en moins clientes: «Leurs paysans sont subventionnés à 50% pour acheter du matériel neuf, en plus de ça, relève Samuel André. Nos matériels ne les intéressent plus.» Il faut donc aller plus dans les Balkans, voire carrément plus loin, au Pakistan ou en Inde pour certains.

Le marketing pour être visible
À défaut de pouvoir avoir recours à ces filières pas toujours simples à mettre en place, les marchands s’ingénient aujourd’hui à couvrir le territoire national et à utiliser les plates-formes de vente de matériel en ligne. «Notre filiale à Andelfingen (ZH), qui nous permet de couvrir la Suisse, nous sauve clairement la mise», confie ­Gerhard Aebi. De son côté, Alphatec SA met quotidiennement à jour depuis maintenant dix ans son site internet consacré au matériel d’occasion. «Être bon sur les prix est une chose, mais désormais, ce qui permet de faire la différence, c’est d’être visible», souligne Jean-Pierre Stauffer.
Malgré toutes les stratégies marketing, Billy Genoud, agent John Deere à Châtel-Saint-Denis (FR) pense quant à lui qu’on ne peut plus attendre autant qu’auparavant du marché de la deuxième main. Pour l’entrepreneur, la clé du problème réside dans la diversification. «J’ai développé le secteur forestier et des remorques, afin d’attirer une nouvelle clientèle.» La société Aebi Suisse a adopté quant à elle la stratégie de développer certaines niches, comme celle du matériel dévolu à l’agriculture bio (herses étrilles, bineuses, sarcleuses, etc.).
Trouver sa clientèle reste le nerf de la guerre pour les commerçants de matériel agricole. «L’occasion peut être considérée comme un fardeau, mais elle peut aussi être source d’opportunité, analyse Marcel Mivelaz. À mes yeux, il y a une frange d’exploitants qui n’envisageaient pas d’acquérir de la deuxième main, et qui y sont poussés par la conjoncture. À nous d’exploiter cette nouvelle clientèle.»

Texte(s): Claire Müller
Photo(s): Clément Grandjean

Questions à ....

Jean-Pierre Stauffer – Directeur de Samuel Stauffer & Cie SA, Les Thioleyres (VD)
«CERTAINS SOUFFRENT PLUS QUE D’AUTRES»

Pensez-vous que les marchands de machines agricoles ont suffisamment dévalué les prix des matériels d’occasion après l’abandon du taux plancher en janvier 2015?
Oui, c’est certain. Nous sommes tous des entrepreneurs, évoluant dans un secteur concurrentiel. Si nous voulons conserver une part du gâteau et rester en phase avec le marché, nous n’avons pas le choix. Il me semble que nous avons tous fait tout ce qu’il était possible pour se délester d’un parc machines qui ne prend pas de valeur.
Au vu de la crise qui affecte le monde agricole, êtes-vous inquiet pour votre secteur?
Certains d’entre nous souffrent plus que d’autres, c’est évident. Mais si on regarde la situation d’un point de vue national, je ne suis pas si pessimiste. Alors qu’en Suisse romande, les paysans s’associent pour rationaliser leurs coûts, en Suisse allemande, ils préfèrent prendre un job à côté de leur activité principale plutôt que de travailler à plusieurs. La taille moyenne des exploitations reste faible, car ils ont moins la volonté de se professionnaliser qu’en Suisse romande. Par conséquent, ils vont rester clients de matériel neuf comme d’occasion, ce qui, quelque part, est rassurant.