Reportage
Le gel d’avril laissera des cicatrices dans les campagnes

La vague de froid polaire qui s’est abattue sur la Suisse durant deux semaines a causé d’importants dégâts dans les vignes et les vergers romands. De Genève au Valais en passant par le Jura, aucun canton n’a été épargné.

Le gel d’avril laissera des cicatrices dans les campagnes

«Le noyau est noir, c’est fichu pour celui-ci.» Dans le creux de sa main, Pierre Dorsaz examine un minuscule abricot à la chair encore verte. À première vue, le fruit avait l’air sain, comme les milliers d’autres qui poussent dans ce verger de Charrat (VS). Pourtant, le gel qui a sévi durant les deux dernières semaines ne lui permettra pas d’atteindre la maturité. Sur cet hectare et demi d’abricotiers que cultive le Valaisan, la récolte de cet été sera quasi nulle.

C’est le 5 avril que commence la série de gelées qui mettra à mal les cultures: au milieu de la nuit, les stations de mesure dont sont équipés la majeure partie des vergers et des vignes de la région envoient leurs notifications d’alerte. «Le mercure est descendu à 0°C vers minuit, se souvient Pierre Dorsaz. Chacun a alors mis en route les moyens de lutte dont il dispose, et une longue nuit de veille a commencé.» Aspersion, chaufferettes, ventilateurs géants, les installations ne suffisent toutefois pas à faire face à des conditions particulièrement défavorables (voir l’encadré ci-contre). Les nuits blanches se succéderont, et avec elles l’espoir de sauver les fruits tout juste sortis des fleurs s’amenuisera au fil du temps.

Toutes les régions touchées
Dans un panorama romand contrasté, une constante: les producteurs de pommes semblent, de manière générale, être parvenus à limiter la casse, tandis que ce sont les fruits à noyau qui paient à nouveau le plus lourd tribut aux nuits de gel. Bien avancés dans leur développement phénologique, cerisiers, abricotiers et pruniers accusent des pertes qui atteignent, selon les variétés et les emplacements des vergers, 80% à Genève, voire 100% en certains endroits de la plaine du Rhône. Sans oublier le Jura, où le damasson fait aussi les frais de ce scénario polaire. «Le damassinier est une essence résistante, indique Victor Egger, conseiller au sein de la Fondation rurale interjurassienne. Pourtant, la répétition des épisodes de gel a provoqué des dégâts très importants, surtout dans la vallée de Delémont et en Ajoie: la perte dépassera vraisemblablement 80% pour la plupart des vergers.»

Les arbres ne sont pas les seules victimes: certaines grandes cultures, comme les betteraves ou les tournesols, ont aussi souffert, tandis que les maraîchers du bassin lémanique ont vu leurs fraises lourdement touchées. «Pour plusieurs variétés de petits fruits ou pour les kiwis, on espère une belle deuxième floraison», note Maxime Perret, de l’Union fruitière lémanique.

Vignes plutôt épargnées
La vigne, elle, s’en tire mieux que l’on aurait pu le craindre. À première vue en tout cas. «Rien à signaler pour l’instant, analyse Xavier Dupraz, aux commandes du Domaine des Curiades, à Lully (GE). Il faudra attendre quelques semaines pour en avoir le cœur net, mais la situation est loin d’être aussi négative qu’en 2017, lorsque nous avions perdu entre 15 et 20% de la vendange.» Même son de cloche du côté de Neuchâtel: «Si l’on excepte quelques parcelles particulièrement précoces, les dégâts seront négligeables», relève Aurèle Jobin, collaborateur scientifique de la station phytosanitaire cantonale. «On est chanceux, abonde Jean-Daniel Chervet, vigneron dans le Vully (FR). La vigne n’avait pas encore assez poussé pour souffrir du gel, et le froid retient son développement pour l’instant.» Le tableau est moins rassurant, quoique pas catastrophique, dans les parcelles de Pierre Dorsaz: une bonne partie des jeunes feuilles ont bruni, en particulier sur la petite arvine, mais le Valaisan compte sur la fructification secondaire pour sauver ses vendanges.

Bilan dans quelques semaines
D’un bout à l’autre du pays, on se limite pour l’heure à des projections prudentes: «L’évolution de la météo au cours des trois prochaines semaines, les conditions météorologiques pendant la période de floraison ainsi que la pression des ravageurs jusqu’à la récolte seront décisives, précise Béatrice Rütimann, de la Fruit-Union Suisse. Une évaluation globale du rendement et de la qualité des fruits est par conséquent difficile à faire pour l’instant.»

Si les producteurs sont soucieux, c’est à cause de la perte financière à prévoir, mais aussi de la proximité de cet épisode de gel avec celui qui, en 2017, avait amputé d’un tiers le rendement des abricotiers et de la vigne en Suisse. «Les anciens disaient que ce type d’épisode arrivait tous les quarante ans, signale Jean-Daniel Chervet. Le constater chaque année ou presque est inquiétant.» Dans la plaine du Rhône, Pierre Dorsaz a la bonne surprise de constater que l’un de ses vergers, sans doute mieux abrité du vent que les autres, a été moins touché par le gel. De quoi mettre un peu de baume au cœur du jeune Valaisan: les abricots lui procurent un quart de son chiffre d’affaires annuel. En prévision d’une récolte 2021 qui s’annonce modeste, chaque fruit compte.

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Clément Grandjean

Cocktail météo

Des températures exceptionnellement basses: la masse d’air arctique venue du nord du Groenland début avril a fait plus baisser le thermomètre en haute altitude que cela n’a été le cas durant tout l’hiver. «Ajoutez-y du vent qui diminue l’effet des chaufferettes ou de l’aspersion et de la neige et vous avez tous les éléments d’un scénario catastrophe, détaille Vincent Devantay, prévisionniste chez MeteoNews. En plus, les phases nocturnes de gel ont été longues, ce qui augmente les dégâts sur les végétaux.» À cette conjonction de facteurs s’ajoute une végétation légèrement en avance sur la moyenne à cause d’une fin d’hiver particulièrement douce. Une lueur d’espoir? «Nous arrivons au bout de cette série de nuits froides. La fin de semaine sera plus douce, avec le retour de températures printanières.»

Questions à...

Pascal Forrer, directeur de l’assurance Suisse Grêle

Les producteurs sont-ils plus nombreux à s’assurer contre les pertes dues au gel?
Oui, les chiffres augmentent nettement. Depuis le gel de 2017, le nombre de vignerons assurés auprès de Suisse Grêle est passé de 210 à 1050. Pour ce qui est des cultures fruitières, une assurance gel a été introduite en 2018 et couvre aujourd’hui environ 210 exploitations.

Combien de déclarations avez-vous reçues ces derniers jours?
Le nombre de déclarations enregistrées se monte à un peu moins de 200, pour environ 540hectares de vignes et de fruits. On estime pour l’instant le total des dommages aux cultures assurées à environ 5 millions de francs.

Quelles sont les régions et les cultures les plus touchées?
Il semble que les cépages blancs précoces, comme le chardonnay, ont été plus atteints que les rouges, et les fruits à noyau plus que ceux à pépins. D’après les annonces que nous avons reçues, tout le pays est concerné, en particulier le Valais, l’arc lémanique, le nord-ouest et le nord-est du pays, Zurich ainsi que la Suisse centrale et orientale.

+ D’infos www.hagel.ch