NATURE
Le destin unique du sapin choisi pour devenir le roi de Noël

Depuis plus de cinquante ans, les bûcherons de Lausanne sélectionnent dans les forêts communales, l’arbre majestueux qui sera érigé sur la place de la Palud durant les Fêtes.

Le destin unique du sapin choisi pour devenir le roi de Noël

Son destin de devenir le sapin de Noël de la place de la Palud, à Lausanne, était écrit depuis que Gilbert Dutoit l’a repéré, voilà douze ans déjà. Le Vaudois vit cet hiver sa 173e saison de forestier-bûcheron. C’est lui qui, lors d’une de ses tournées, a aperçu ce sapin blanc prometteur, doté d’une forme harmonieuse et d’un port bien droit. Il poussait au bord de la route. Ce fut sa chance. En quelques coups de tronçonneuse, Gilbert a dégagé les arbrisseaux qui lui faisaient de l’ombre. «On évite ainsi qu’un côté soit joli et l’autre tout chétif.»
Pendant douze ans, personne ne s’est plus soucié de lui. Sauf Gilbert, qui l’avait marqué d’une croix sur le plan des 1500 hectares de forêts lausannoises. Le conifère, qui a entre-temps atteint la taille respectable de 11 mètres, a vécu sa vie d’arbre jusqu’à ce matin brumeux de novembre 2018, où trois hommes en orange débarquent pour l’abattre. Il y a là l’apprenti, Julien Pittet, l’ouvrier forestier Eslem Nukic, le garde forestier Maxime Roth et Gilbert Dutoit, bien sûr. Ce dernier coupera ce matin son dernier sapin de Noël. Il partira à la retraite lorsque les bourgeons salueront le printemps.

L’abattage
Sur la route, la circulation est bloquée. L’opération d’abattage peut débuter. L’enjeu: ne pas casser la pointe. «Au pire, si une branche ou deux se brisent, on peut les revisser.» Mieux vaut toutefois l’éviter et faire le travail proprement. Le sapin n’est pas si massif, mais symboliquement, il pèse plus que sa tonne et demie. «Chaque fois que l’on coupe un arbre, c’est spécial, remarque Gilbert Dutoit, en chemise edelweiss sous sa tenue de travail. On leur parle, parfois on les embrasse. Celui-là aurait eu encore un bon bout de vie devant lui, mais ça s’arrête aujourd’hui.» Tronçonneuse en main, casque sur les oreilles, il est 9 h 40 lorsqu’il attaque l’entaille de direction. Un craquement caractéristique envahit la forêt silencieuse. Un frisson de froid se fait sentir, à moins que ce ne soit l’émotion qui s’invite dans la futaie brumeuse. Chacun est à son affaire, concentré. Gilbert calcule l’angle de chute, enfonce un coin à grands coups de masse puis reprend sa tronçonneuse en laissant sur le tronc une large charnière pour amortir la chute. «Attention», aboie-t-il. Il est 9 h 50 lorsque le grand sapin s’abat en douceur, presque imperceptiblement, sur le sol. Et le silence se réinstalle, l’émotion se dissipe, comme si rien ne s’était passé.

Le transport
Réunis autour de la souche, les trois forestiers se penchent sur les cernes qui racontent la vie de l’arbre, comme un album souvenir. Le sapin a 45 ans. Gilbert commençait tout juste sa formation de bûcheron au moment de sa germination. Une vie de conifère, une vie de forestier. Maxime Roth touche du doigt la résine qui suinte entre l’écorce. Il respire l’odeur et l’âme de la forêt. Puis les langues se délient en attendant le camion-grue, tandis que le soleil perce par endroits.
Pierre Cavin arrive alors avec son véhicule. L’échange est cordial, les hommes se connaissent. Il y a presque déjà un petit air de fête dans ce coin de forêt, pas loin de l’abbaye de Montheron. «Lorsque je viens chercher le sapin, c’est que la fin de l’année est proche», dit le chauffeur, souriant. Il y a comme cela des rituels qui rassurent.
Deux sangles sont passées sous l’arbre couché, puis la grue de quinze mètres se redresse et le  conifère s’envole par-dessus ses congénères. Avec calme et dextérité, Pierre Cavin vient déposer le précieux sapin dans sa remorque. Le convoi rejoindra le centre-ville demain matin à l’aurore, mais en attendant, les forestiers ont encore un petit cérémonial à accomplir. «C’est la coutume, lance Gilbert Dutoit. On doit tous mordre la pointe du sapin.» Ah bon, mais pourquoi? «Comme ça, quand on passe à la Palud, on est les seuls à pouvoir se dire, en le voyant, qu’on a croqué dedans!» On n’imaginait pas les forestiers-bûcherons lausannois si espiègles. Mais tout le monde s’exécute et emporte en bouche une incroyable saveur de résine.

L’installation
Le lendemain matin à 5 h 10 tapantes, on retrouve Pierre Cavin et son camion-remorque sur la place de la Palud. Le lieu est vide, à cette heure. Trois hommes en jaune, Jürg Wütrich, Raphaël Tâche, charpentiers, et Stéphane Rosset, menuisier de la Ville, sont chargés d’installer l’arbre de Noël. On ne l’aperçoit guère, entre les pavés, mais un regard est scellé dans le sol, prêt à accueillir le tronc. À nouveau, le bruit de la tronçonneuse retentit entre les bâtiments historiques, achevant de réveiller ceux qui ne l’étaient pas encore. Il faut supprimer quelques branches, ajuster le tronc. Puis l’arbre relevé à la grue vient prendre sa place, tandis que les trois hommes, agenouillés sous ses branches basses, enfoncent des coins pour le stabiliser. Le sapin 2018 a fière allure. Dans quelques heures, ses branches auront retrouvé leur courbure naturelle. Une guirlande lumineuse viendra parfaire sa décoration. C’est là que se termine le parcours de ce sapin, dont le destin était de ravir les yeux des Lausannois, deux mois durant. Et chaque fois que je passe devant, je regarde la branche tout là-haut, celle qui soutient l’étoile, en me réjouissant moi aussi d’avoir mordu dedans.

Texte(s): Marjorie Born
Photo(s): François Wavre

Une tradition

La photo est en noir et blanc, mais on reconnaît bien l’arbre de Noël illuminé. Les archivistes et conservateurs de la ville de Lausanne ont retrouvé des traces de l’installation d’un arbre de Noël à la Palud en 1953 déjà. Pendant des années, un concert public a lieu au pied de l’arbre et ravit le public emmitouflé. L’installation du sapin est toujours financée par une association des commerçants lausannois. Depuis quelques années, un deuxième arbre trône également au port d’Ouchy.