Eté 2020
Le couvent où les moines cultivent la terre pour se rapprocher du ciel

Durant tout l’été, nous vous emmenons à la découverte d’exploitations agricoles hors du commun. Cette semaine, cap sur le domaine bio de l’abbaye d’Hauterive, à Posieux (FR).

Le couvent où les moines cultivent la terre pour se rapprocher du ciel

Une volée de cloches retentit, amplifiée par le cirque rocheux au fond duquel serpente la Sarine. Nichés dans une boucle du fleuve, les bâtiments de l’abbaye cistercienne émergent de la brume matinale. Tunique blanche, scapulaire noir entouré d’une ceinture de cuir, une silhouette attend sur les pavés du perron. C’est Frère Pierre-Yves, responsable du domaine agricole d’Hauterive: 19 hectares de prairies, de vergers et de cultures qui ont pour vocation de nourrir la quinzaine de moines de l’abbaye et les visiteurs. «Notre vie est rythmée par les offices liturgiques, explique-t-il en nous guidant sur les sentiers gravillonnés qui sillonnent la propriété. Les journées débutent à 4 heures avec la première des sept prières quotidiennes, entre lesquelles nous vaquons à nos occupations: chaque frère est

chargé de plusieurs tâches, qui vont de la cuisine à l’administration.» En passant par les travaux de la terre, bien sûr. Car cette pratique fait partie intégrante de la Règle de saint Benoît, fondement de la doctrine des moines cisterciens, qui place le travail au même niveau que la prière et la vie communautaire.

Un vrai bestiaire
Nous franchissons un étroit pont de béton sous lequel la Sarine ondule paisiblement. «Il est juste assez large pour traverser avec l’autochargeuse», sourit Frère Pierre-Yves, qui vient à peine de terminer les premières fenaisons. Et le religieux de raconter comment il gère les prairies extensives qui entourent le couvent, lutte contre les campagnols, attirés par les vergers, et veille sur la santé de son bétail. Il y a les chevaux, en stabulation dans un bâtiment du XVIIIe siècle, les chèvres boers destinées à l’entretien des talus, les veaux à l’engrais, la cinquantaine de poules pondeuses installées dans l’ancien moulin ou encore les canards et les oies qui, parfois, troublent d’un cacardement sonore le recueillement des moines.

D’origine parisienne, il n’avait jamais touché à la terre avant d’entrer dans les ordres, il y a vingt-cinq ans. «J’ai vite été mis dans le bain, sourit le quinquagénaire en jetant un regard sur la dizaine de génisses qui ruminent en bordure de forêt. Je me suis ensuite formé à l’arboriculture à Grangeneuve, juste à côté, et ai parfait mes connaissances à Grange-Verney (VD). Travailler le sol est important, et ce également sur le plan spirituel. C’est un fantastique moyen de s’ancrer dans le réel.»

Terre nourricière
L’agriculture fait partie intégrante de l’identité d’Hauterive, et les moines ne rechignent jamais lorsque Frère Pierre-Yves les met à contribution pour arracher le rumex ou le frère jardinier pour cueillir le cassis. Le voici justement qui passe, poussant une brouette remplie de rhubarbe, son visage rayonnant entre un chapeau de feutre et une barbe blanche.

Derrière les murs qui bordent le jardin potager, les arbres sont alignés parmi les hautes herbes. Le plan paysager a été repensé en 2013: exit les grands érables qui étouffaient les vieilles pierres, place à un vaste verger inspiré des gravures du XVIIIesiècle: pommiers, pruniers, cerisiers, poiriers ou encore sureaux, ce sont aujourd’hui quelque 500 fruitiers qui entourent l’abbaye. «Mon objectif au moment de la conception était de faire quelque chose d’esthétique, mais surtout d’exploitable: ce verger nous nourrit! J’ai donc veillé à ce que les rangées soient suffisamment espacées pour que je puisse passer avec un tracteur et une barre de coupe, et privilégié des variétés résistantes au feu bactérien. L’arboriculture biologique, ce n’est pas facile, d’autant moins sur ce site plutôt humide.» Pour l’instant, l’expérience est concluante, et Frère Pierre-Yves tient son engagement: ses arbres ne subissent aucun traitement, si ce n’est les pommiers, pour les prémunir du carpocapse. Il évite même le cuivre, pourtant autorisé en bio, pour préserver les sols.

Les produits de la ferme couvrent une bonne partie des besoins de la communauté. Quant au surplus, il est proposé à la vente au sein de la boutique monastique aménagée dans un local voûté qui fut une cave à vins: les confitures de Frère Pierre-Yves – il en confectionne chaque année près d’une tonne – y voisinent avec les pains et les biscuits du frère boulanger ou les tisanes et onguents du frère herboriste.

Le paradis n’est pas loin
Nous n’avons pas encore tout vu. «Voici la cour des poules», souffle notre guide en poussant une lourde porte de bois cachée sous les framboisiers. La cour des poules, c’est un hectare de nature où les arbres prospèrent au pied du clocher de l’église presque millénaire qui constitue le cœur de l’abbaye. Entre les branches chargées de fruits bientôt mûrs qui se balancent dans le vent, on devine la dentelle de pierre des arcades gothiques. Dans la quiétude du lieu, on touche du doigt cette rencontre entre travail et spiritualité qui constitue l’essence de la vie monacale cistercienne. Mais les cloches nous interrompent, rappelant le moine à son devoir: c’est l’heure de l’office de sexte. Dans un bruissement de tissus, la haute silhouette de Frère Pierre-Yves disparaît entre les arbres.

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Clément Grandjean

Des monastères toujours plus verts

Si les moines de l’abbaye d’Hauterive, comme la plupart des cisterciens, produisent eux-mêmes une bonne partie de leurs denrées alimentaires depuis toujours, il n’en va pas de même pour tous les ordres religieux. Mais la tendance est au changement: dans sa seconde encyclique, Laudato si’, transmise à ses fidèles en 2015, le pape François attire en effet l’attention sur la préservation de l’environnement. Le propos de l’évêque de Rome trace les grandes lignes de ce qu’il appelle une «spiritualité écologique» et invite à la sobriété heureuse. Dans la foulée, bon nombre de couvents du monde entier ont créé ou remis en activité des vergers et des jardins potagers.

En chiffres

Le domaine en bref

  • 1178: l’année de fondation de l’abbaye d’Hauterive
  • 19 hectares
  • en bio depuis 2015
  • 250 arbres fruitiers haute tige
  • 20 ares de cultures maraîchères
  • 50 poules pondeuses
  • une dizaine de génisses et autant de chèvres mères
  • 2 frères chargés du domaine

+ D’infos www.abbaye-hauterive.ch