Enquête
Le cidre aura-t-il le même succès que la bière artisanale?

Il est partout, du zinc des bars branchés à la nappe des tables étoilées: conquérant un nouveau marché, le cidre artisanal fait souffler un vent de renouveau sur le monde des bulles.

Le cidre aura-t-il le même succès que la bière artisanale?

C’est une véritable lame de fond qui s’apprête à déferler sur le marché des boissons alcoolisées suisses: oubliez la bière artisanale, la tendance du moment, c’est le cidre. Au goulot d’une bouteille au design soigné, au verre dans un restaurant gastronomique ou à la pression dans un bar, les fines bulles de ce breuvage dont le taux d’alcool varie entre 3 et 8%, sont toujours plus en vue.

De Genève au Valais, les producteurs de cidre artisanal se multiplient depuis trois ans à un rythme qui n’est pas sans rappeler l’explosion des microbrasseries. Ces dernières ont d’ailleurs largement préparé le terrain pour ce produit qui s’inscrit dans une démarche locale et artisanale.

Explosion de l’offre
«Nous voulons montrer que le cidre est une boisson élégante.» Pour Lee Hughes, l’un des fondateurs de BlackDot Cider, la mission est à la fois simple et délicate: prouver à un consommateur habitué à un cidre plutôt doux, très uniforme et cantonné aux seconds rôles que cette boisson a plus à offrir. La jeune entreprise aiglonne incarne le nouvel élan du cidre suisse, avec une gamme réduite de trois produits: un sec, un poiré et un rosé obtenu à partir d’une pomme à chair rouge. Un breuvage 100% naturel et un marketing qui met en valeur son côté brut ainsi que les variations qui distinguent un millésime d’un autre. Sur ce marché naissant, situé quelque part à mi-chemin entre la bière et le vin, il y a les indépendants comme BlackDot, mais il y a aussi des vignerons soucieux de diversifier leur offre, ou des brasseurs qui flairent la tendance. «On avait cette idée en tête depuis quelque temps, et quand on a senti que c’était le moment, on a lancé Crafty, notre ligne de cidre, souligne Reto Engler, de la brasserie Docteur Gab’s. C’est un bon complément à notre gamme, qui a reçu un bel accueil en Suisse romande.»

En effet, la demande est à l’avenant: «Le cidre est une alternative toute trouvée pour celles et ceux qui n’apprécient pas particulièrement la bière ou sont intolérants au gluten, note Julien Belou, aux commandes de La Buvette Lévitation, à Martigny (VS). Mais ce serait réducteur de n’y voir qu’un produit de substitution. Le cidre a une existence à part entière, avec des producteurs qui commencent à proposer des fermentations très abouties, des saveurs complexes et une démarche locale en phase avec les enjeux actuels.» Pour le tenancier, ce courant est à rapprocher de celui des vins nature, qui poursuivent une philosophe comparable et illustrent un intérêt des consommateurs pour des produits qui sortent des canons traditionnels.

Un territoire à défricher
Mais au fait, d’où vient cette tendance? «Sans doute à la fois de la culture anglo-saxonne et des pays nordiques, estime Julien Belou. Ce courant artisanal touche d’ailleurs toutes les boissons, des alcools aux limonades. L’avantage du cidre, c’est qu’il n’est pas élitiste: pas plus cher qu’une bière, parfois disponible à la pression, un produit de qualité accessible à toutes les bourses.»

Reste que, du choix des variétés de pommes aux voies de commercialisation en passant par la méthode de fermentation ou le format des bouteilles, tout est à inventer dans un pays qui ne peut pas s’appuyer sur une longue tradition cidrière, comme c’est le cas en France ou en Grande-Bretagne. «Il y a deux modèles, résume le pionnier du cidre artisanal suisse, le Fribourgeois Jacques Perritaz. On peut partir de la référence de la brasserie, en pasteurisant et en utilisant des levures, ou adopter une approche qui s’apparente plus à celle d’un petit vigneron, en travaillant sans levurage selon la technique de l’épuisement des moûts.» Reconnu dans le monde entier pour la qualité de ses cidres, qui ont été adoubés par de grands noms de la gastronomie, Jacques Perritaz ne se sent pas menacé par l’apparition de nouveaux acteurs sur le marché: si le processus de fabrication d’un cidre n’est pas complexe, il faut des années de recherches pour affiner une recette d’exception.

Une chose est sûre: du cidre le plus neutre aux spécialités millésimées les plus rares, l’élargissement de l’offre s’accompagnera d’une éducation progressive des palais. «Du côté de ma clientèle, je constate effectivement une demande de plus en plus pointue, note le producteur fribourgeois. La variété du cidre joue en sa faveur: on est d’abord séduit par le fruité d’un demi-sec, puis on s’aventure à la recherche de cuvées plus sèches, plus vineuses, qui s’accordent parfaitement avec des plats. C’est une véritable plongée dans des saveurs inconnues, une émotion inédite.»

La surprise: voilà peut-être l’argument par lequel le cidre séduit les Romands. Plus tard viendra le temps des experts, des appellations et des classements qui fleurissent inévitablement dans le sillage de chaque nouveauté. Mais en attendant, le cidre se trouve dans une zone grise qui a quelque chose d’enthousiasmant: pas de règles ni de recommandations de dégustation, libre à chacun de le découvrir et de le savourer comme il lui plaît – mais avec modération bien sûr.

Les sommeliers s’y mettent

«J’approche un cidre comme je déguste un vin.» Pour Yanna Delière, présidente de la section romande de l’Association suisse des sommeliers professionnels, le cidre artisanal ouvre un panel de saveurs inédites et autant de possibilités de dégustations ou d’accords avec des mets. Preuve de l’intérêt de la branche pour ce produit en plein essor, c’est au cidre que Yanna Delière et Virginie Thomas consacrent le prochain numéro du Journal du Sommelier, une revue destinée aux professionnels comme aux amateurs à paraître à l’automne.

+ D’infos www.journaldusommelier.ch

Questions à...

Romano Andreoli, collaborateur du groupe de recherche Amélioration et ressources génétiques des fruits d’Agroscope, à Wädenswil (ZH)

Le marché du cidre explose. Une aubaine pour les arboriculteurs?
C’est certes un marché qui croît, mais la proportion de fruits destinés au cidre restera sans doute réduite face à la production de pommes de table ou de jus. Par contre, le cidre a une carte à jouer en tant que produit de niche: pour un petit producteur ou un arboriculteur qui transforme lui-même ses fruits, c’est une manière de générer de la valeur ajoutée.

Quel est le potentiel de la Suisse en matière de variétés fruitières à cidre?
Nous avons une belle diversité: même si des variétés commerciales se taillent la part du lion, de nombreuses pommes anciennes ont résisté au temps. Sur mandat de l’association Fructus et avec le soutien de l’Ofag, Agroscope en a testé 40 pour leur aptitude à la production de cidre. Leur spectre en termes de goûts est large, du tannique à l’acide…

Apprendra-t-on bientôt à faire du cidre à Changins?
Ce qui est certain, c’est que la demande est là. Ce sera aux institutions de se déterminer sur l’éventuelle introduction de ce savoir-faire au cursus.

+ D’infos www.agroscope.admin.ch