Agriculture
Le biogaz agricole, un potentiel qui ne demande qu’à être exploité

Une politique hésitante sur la stratégie énergétique, un prix du pétrole bas, une ­suroffre électrique en Europe: le biogaz peine à convaincre dans ce contexte. Pourtant, son potentiel est encore sous-exploité.

Le biogaz agricole, un potentiel qui ne demande qu’à être exploité

Le biogaz agricole aurait pu écrire une nouvelle page de son histoire après la votation du 27 novembre dernier sur la sortie programmée du nucléaire en Suisse. Avec le rejet de l’initiative des Verts, les regards des acteurs des énergies renouvelables se tournent désormais vers la Stratégie énergétique 2050 – qui vise le remplacement progressif du nucléaire par le renouvelable – et le possible référendum de l’UDC, qui s’y oppose. Quelle sera donc la place accordée à l’éolien, au photovoltaïque, à la biomasse et donc au biogaz dans les prochaines années?
Si pour l’instant, au niveau politique, c’est le flou qui l’emporte, d’un point de vue économique, le contexte ne joue guère non plus en faveur du biogaz, entre un prix des énergies fossiles stagnant à des niveaux très bas et une offre surabondante sur le marché de l’électricité en Europe. «Quand j’ai décidé de me lancer dans la production d’électricité verte, j’étais convaincu qu’on assisterait tôt ou tard à une pénurie, témoigne un agriculteur-­méthaniseur. Aujourd’hui, on est malheureusement plus chers que du charbon allemand ou de l’hydraulique norvégien, c’est décourageant.» Malgré tous ces freins, la rentabilité financière du biogaz reste tout à fait intéressante à l’échelle d’une exploitation agricole, assure Yvan Roulin, responsable de l’antenne romande d’Ökostrom Schweiz, la coopérative qui promeut depuis une dizaine d’années le biogaz agricole en Suisse. «La preuve, nombre de méthaniseurs doublent leur capacité de production au bout de quelques années d’activité.»

Précieuse RPC
Même si elle est recalculée chaque année par Swissgrid, la rétribution à prix coûtant (RPC) est aujourd’hui accordée pour une durée de vingt ans et permet clairement à des exploitants agricoles de se lancer. D’un point de vue administratif, par contre, construire une centrale de méthanisation se rapproche tôt ou tard d’un parcours du combattant. «Le contexte normatif est complexe et diffère selon les cantons», observe Yvan Roulin, qui s’escrime, avec Ökostrom Schweiz, et au même titre que l’association biomasse Suisse, à organiser régulièrement des cours et à inciter les cantons à relayer et vulgariser l’information.
En termes de finances, la prise de risques reste importante pour une exploitation agricole. Les frais de construction, qui représentent la moitié des coûts de projet, ne sont pas compressibles. Et le prix des technologies de méthanisation, contrairement au photovoltaïque, n’a pas diminué. «Les acteurs sont toujours aussi peu nombreux sur le marché», regrette Yvan Roulin.
La «petite méthanisation» constitue en ce sens une solution intéressante. La société allemande Agrikomp a par exemple mis sur le marché un méthaniseur équipé de moteurs d’une puissance de 50 kW, parfaitement adapté pour la valorisation des effluents d’élevage d’une centaine de vaches laitières. Livré sous forme de kit, il permet de produire du biogaz rapidement et pour un investissement inférieur à 500 000 francs. «Et quelle que soit la taille du projet, la production de biogaz peut faire l’objet d’une collaboration entre agriculteurs», rappelle Léonore Schaller, de Biomasse Suisse.
Parmi les motivations des exploitants agricoles, la diversification du revenu arrive en tête, suivie par la création d’une nouvelle activité permettant à un jeune de s’installer sur le domaine familial  et par la meilleure valorisation des engrais de ferme. «Outre la commercialisation d’électricité, les exploitants peuvent compter également sur la vente de certificats CO2, qui constitue un revenu supplémentaire», précise encore Yvan Roulin. À noter qu’Ökostrom Schweiz tente de réguler au mieux l’offre en électricité des méthaniseurs. Leur outil récemment créé, Fleco Power AG, vise à flexibiliser la production d’électricité en faisant varier à distance les moteurs de leurs membres, collant ainsi aux besoins immédiats du marché. «C’est bien là l’atout principal du biogaz, par rapport au solaire par exemple. On peut ­stocker de l’énergie.» Si la Stratégie énergétique 2050 est validée, la production d’électricité à base de renouvelable (sans compter l’hydraulique) passerait de 2800 à 4400 GWh en 2020 puis à 11 400 GWh en 2030. «C’est dire si le biogaz agricole a toute sa place dans les années à venir!»

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Claire Muller

Rances (VD) Un projet commun à l’agriculture et au maraîchage

En Suisse romande, un des derniers nouveau-nés dans le monde du biogaz agricole est situé à Rances (VD). La centrale de méthanisation construite sur l’exploitation de Claude Guignard est née d’une volonté de collaboration entre des familles d’agriculteurs et de maraîchers.

Produire de l’énergie renouvelable à la ferme, c’est une histoire de famille chez les Guignard. Dans les années huitante, déjà, le père de Claude Guignard installait des panneaux thermiques à la ferme. «J’avais toujours comme idéal de réussir à me  passer des énergies fossiles pour faire tourner mon domaine, confie Claude Guignard. En 2009, l’idée de produire du biogaz a germé. L’objectif était multiple: revaloriser les engrais de ferme, diversifier le revenu, et anticiper un avenir qui, en tant que producteur de denrées alimentaires, me semblait compliqué.» Après avoir sondé ses voisins agriculteurs, Claude Guignard crée une SA en 2012 avec un autre exploitant du village, Edgar Cottens, ainsi que les maraîchers d’Essert-sous-Champvent (VD), Jean-Jacques et Sylvain Agassis, et son oncle, ingénieur en électricité à la retraite, René Duvanel, passionné par le défi.
Les quatre actionnaires visent une production de 240 kW. Les méthaniseurs ont été mis en route en juillet dernier. «Nous avons opté pour un système Eisenmann, qui permet de digérer la matière contenant une phase sèche particulièrement élevée. C’est un digesteur à piston qui incorpore les fumiers progressivement.» Les substrats proviennent d’une dizaine  d’exploitations situées dans un rayon de 15 km autour de Rances. «Nous avons optimisé les transports de fumier, pour éviter les nuisances et kilomètres inutiles. Au final, l’énergie consommée pour alimenter le digesteur est minime au vu de ce qu’on produit.»
Si l’électricité est injectée sur le réseau et rémunérée à hauteur de 42 centimes, la chaleur sera quant à elle valorisée d’ici les prochains mois pour la production maraîchère. Sylvain Agassis, actionnaire du projet, prévoit en effet de construire à côté de la centrale une serre à légumes vaste de 5000 m2. Le terrain est d’ailleurs déjà terrassé, le permis de construire validé, les travaux débuteront dans le courant 2017. «Faire pousser des légumes en valorisant les déchets de ma production, on peut difficilement rêver mieux en termes de cohérence énergétique», se réjouit l’entrepreneur.
Mise en route au mois de juillet 2016, l’installation a nécessité quelques semaines avant de fournir ses premiers kilowatts d’électricité. «Nos collègues ont profité des bonnes conditions automnales pour épandre le digestat sur leurs parcelles. C’est réjouissant de leur fournir un engrais de bonne qualité, issu d’une valorisation énergétique!» Claude Guignard est convaincu du rôle que l’agriculture peut jouer dans la production d’électricité, à l’échelle locale. D’ailleurs tous ses tracteurs roulent au biodiesel, et l’exploitant vaudois prévoit de mettre des panneaux photovoltaïques sur son hangar de stockage ainsi que sur la stabulation des taureaux à l’engrais.
L’avenir politique quelque peu flou le préoccupe cependant. «Pour notre centrale biogaz, la RPC est acquise pour vingt ans. Mais après? Que nous réserve la stratégie énergétique 2050? C’est vrai que c’est un peu l’inconnu.» Pas de quoi cependant refroidir les ambitions des actionnaires qui ont planifié un éventuel développement de leur centrale, si les conditions économiques et politiques le permettent.

Ferpicloz (FR) Des engrais de ferme pour chauffer la fromagerie

Mise en service il y a quatre ans, l’installation de biogaz de Ferpicloz est un modèle à plus d’un titre. Issue de la collaboration entre agriculteurs et partenaires extérieurs, elle a notamment été conçue pour valoriser la chaleur dans la fromagerie attenante.

Derrière la fromagerie du Mouret (FR), il y a une porcherie. Mais, chose plus rare, derrière la porcherie, il y a une centrale biogaz. De nombreuses exploitations des alentours viennent donc livrer leur lait à la fromagerie et leur lisier ou fumier au méthaniseur attenant. Deux millions de kilowattheures d’électricité y sont générés, et surtout, de la chaleur rapatriée à la fromagerie, et qui permet, tous les matins, de monter les cuves en température pour la fabrication du gruyère AOP.
La réflexion autour du projet a émergé en 2009. Permettant d’une part de valoriser les engrais de ferme et d’autre part de chauffer la fromagerie, centre névralgique de l’économie agricole locale, le biogaz a rapidement rencontré les faveurs de plusieurs exploitants. Une société anonyme (SA) est fondée, avec la participation d’agriculteurs et du fromager du village, René Kolly. La société Greenwatt entre également au capital, à hauteur de 39%.
Le méthaniseur avale quotidiennement 45 tonnes de matière liquide et 12 tonnes de matière solide. Du fumier de bovin, évidemment, mais également de poulet et de cheval. À l’autre extrémité, à côté du bloc moteur, un boiler d’eau d’une capacité de 40 000 litres et capable d’exporter 1 million de kW thermiques. Si une partie sèche des pellets, l’immense majorité est destinée à chauffer l’équivalent de 450 ménages. Depuis quatre ans qu’elle fonctionne, l’installation biogaz Agrogaz Haute-Sarine donne entière satisfaction à ses actionnaires, malgré le contexte politique et économique peu encourageant. «Quand nous nous sommes lancés, nous pensions
que le courant coûterait toujours plus cher, témoigne Alexandre Peiry, coactionnaire et responsable de l’installation. Or ce n’est clairement pas le cas.»
Aujourd’hui, le kilowatt est rémunéré à la SA à hauteur de 40,5 centimes. «Nous n’avons pas de craintes spécifiques par rapport à l’avenir, mais une volonté commune d’anticiper et d’être réactifs.» La prochaine étape est donc déjà décidée: les exploitants aimeraient pouvoir investir dans un deuxième moteur. «Cela nous permettrait de mieux coller aux besoins et à leur variation. Nous avons de grandes capacités de stockage. On peut donc éteindre nos moteurs quand le réseau n’a pas besoin d’électricité et les rallumer et être très productifs quand les besoins augmentent.»
L’installation biogaz du Mouret a changé la vie de beaucoup d’agriculteurs sarinois, d’un point de vue logistique. «C’est l’avantage du biogaz. Outre la rentabilité financière, elle améliore véritablement la problématique de la gestion des engrais de ferme, à savoir le stockage le transport et l’épandage.» Près d’une soixantaine d’agriculteurs travaillent désormais avec la SA Agrogaz Haute-Sarine. Dans l’immense majorité, ils sont situés dans un périmètre de 4,5 km autour de l’installation biogaz. Quant au lisier méthanisé, bien équilibré et parfaitement adapté à la fumure des prairies, il est, selon Alexandre Peiry, en reconversion bio, très réactif et facile à travailler. «Et puis fini les graines de lampée et autres mauvaises herbes, elles ont disparu lors de la méthanisation!»

Cournillens (FR) L’aventurier du renouvelable

«Small is beautiful», telle pourrait être la devise de l’exploitant fribourgeois Frédéric Zosso. Une installation de petite taille, des substrats les plus locaux possible et finalement un retour sur investissement rapide: la recette du Fribourgeois fonctionne à merveille.

«Mon idéal, c’est de pouvoir exploiter un domaine agricole autonome d’un point de vue énergétique. J’espère un jour pouvoir biogaz cournillensutiliser le gaz dans le moteur de mes tracteurs.» C’est cette philosophie qui anime Frédéric Zosso, exploitant d’un domaine d’une nonantaine d’hectares et de 75 vaches laitières, qui s’intéresse au biogaz depuis une dizaine d’années déjà. Mais pour le Fribourgeois, pas question de faire venir des substrats et cosubstrats extérieurs en trop grandes quantités. «J’ai décidé de faire avec ce que j’avais sous la main, dans un rayon de 2,5 km autour de la ferme, pour une véritable cohérence écologique et éviter des surcoûts d’exploitation.» Pas question non plus de causer des nuisances. «J’ai trop visité d’installations où la centrale de méthanisation était la bête noire du village, à cause du flux de transports occasionnés!»
En 2010, Frédéric Zosso se décide pour la solution compacte proposée par la société allemande Agrikomp et opte pour un moteur de «seulement» 75 kW de puissance, dimensionné selon les possibilités de l’exploitation et de son voisinage de fournir des engrais de ferme. Fumier de cheval, de poulet, lisier et fumier de bovin, 90% – soit 9000 à 10 000 m3 – de ce qui est digéré est actuellement d’origine agricole. Les va-et-vient sont extrêmement limités grâce à la conduite souterraine tirée jusqu’à l’exploitation voisine pour alimenter son digesteur avec des volumes supplémentaires de lisier.
Il a fallu quelque temps à Frédéric Zosso pour trouver «la bonne recette». «Avec l’expérience, j’arrive désormais  à produire plus de 120 kW. Il y a eu un réel progrès dans l’activité bactérienne à l’intérieur de mes digesteurs, me permettant de produire plus de gaz, plus efficacement, grâce à l’optimisation du nombre de brassages et de la chaleur des digesteurs.»
Inscrit en 2008 auprès de Swissgrid, Frédéric Zosso se voit actuellement rémunéré à hauteur de 46,5 centimes le kilowatt vendu. Son investissement, qui s’est élevé à à peine plus d’un million de francs suisses, se verra donc amorti en une dizaine d’années. Si la vente d’électricité lui permet de dégager un bénéfice évident, la valorisation de la chaleur est considérée comme un bonus: «Je m’en sers pour faire sécher du foin, des céréales, des pellets. Je n’ai rien imaginé pour mettre autrement en valeur cette chaleur, car ce sont des coûts conséquents par rapport aux gains occasionnés.»
Pour limiter les coûts d’exploitation – qui se montent à près de 100 000 francs par année – Frédéric Zosso a pris l’option d’assurer l’entretien du moteur lui-même. «Il faut être débrouille et ne pas avoir peur d’aller vers l’inconnu», reconnaît l’intéressé, qui compte environ une semaine d’entretien par année, en plus de l’heure quotidienne consacrée à alimenter et contrôler le méthaniseur. «La numérisation nous facilite la tâche. J’ai une pléthore d’alarmes qui sont relayées sur mon natel. En tout temps,  je sais où j’en suis.» Méthaniseur est clairement un autre métier que producteur laitier, poursuit Frédéric Zosso, mais il demande finalement un comportement similaire. Le Fribourgeois s’interroge malgré tout, comme nombre de ses collègues, sur l’avenir du marché de l’électricité une fois la libéralisation passée en 2024. «Je vois un tel potentiel et j’ai une telle satisfaction à produire de l’électricité en tant qu’agriculteur! Je ne comprends pas pourquoi la Suisse ne se dote pas d’une vraie politique favorisant les énergies renouvelables!»