Reportage
L’arbre qui sert d’habitation à la faune a un bel avenir devant lui

Préserver la biodiversité en forêt figure parmi les missions prioritaires des forestiers d’aujourd’hui. Les arbres-habitats en sont la preuve vivante. Visite guidée au pied du Jura, dans une forêt vaudoise en pleine mutation.

L’arbre qui sert d’habitation à la faune a un bel avenir devant lui

La chasse au trésor a débuté devant les locaux du triage forestier du Suchet, sur les hauteurs de L’Abergement (VD). Rendez-vous était pris entre un groupe d’habitants et les gardes forestiers Pascal Bays et Romain Nicole, responsables des forêts de la commune. Objectif de la balade: découvrir quelques arbres-habitats et comprendre les enjeux de leur protection. «Proposé en 2016 par le canton de Vaud, ce projet vise à soustraire de l’abattage des arbres qui sont particulièrement hospitaliers pour d’autres espèces forestières. Il peut s’agir de vieux sujets vivants, mais aussi d’individus plus jeunes qui ont un potentiel plus intéressant pour la biodiversité que pour l’exploitation: ils recèlent des cavités, des fourches, des branches mortes… qui abritent des oiseaux ou des chauves-souris, portent des champignons et nourrissent plein de petites bêtes. Ces arbres pourront mourir de leur belle mort, puis se décomposer au sol sans que personne n’y touche», explique Pascal Bays en guise de préambule.

H comme habitation
Jusqu’à présent, 1008 arbres ont été classés arbres-habitats sur les 1500 hectares de forêt de ce triage du Nord vaudois. Ils ont été choisis par un forestier indépendant qui connaît bien les critères définis par la Confédération et le Canton (voir l’encadré ci-contre), et dont le respect donne droit à une subvention cantonale indemnisant le propriétaire pour le manque à gagner. «En règle générale, nous excluons les arbres situés au bord des routes et des chemins forestiers pour une raison de sécurité. On prend toutes les essences, mais les feuillus sont privilégiés, car ils accueillent plus de vie. Sur le terrain, les arbres-habitats se reconnaissent à la lettre H griffée dans l’écorce pour éviter qu’ils soient abattus par erreur», indique Romain Nicole. Forts de cet indice et carte en main, les enfants participant à la balade n’ont pas eu de peine à découvrir un superbe pin sylvestre, élu pour sa charpente ramifiée et sa stature de géant.

Relais dans le réseau écologique
Un peu plus loin, le sentier traverse une coupe forestière récente et c’est l’occasion pour les gardes de rappeler les nouveaux modes de gestion forestière, encore trop souvent mal compris: «Autrefois, les forêts étaient nettoyées pico bello et tout ce qui gênait l’exploitation ou n’était pas économiquement intéressant était supprimé. Mais on a pris conscience que le bois mort et les buissons jouent un rôle essentiel dans la régénération de la forêt. On laisse aujourd’hui les troncs et les branches coupées dispersés au sol plutôt qu’en tas, car cela accélère leur décomposition. Cette pratique peut choquer les promeneurs, mais dans deux ans, la forêt aura effacé ces cicatrices», relève Pascal Bays, qui admet volontiers que les forestiers ne sont pas doués pour la communication, mais sont ravis quand les gens les sollicitent.
À la fois cheffe de la section biodiversité en forêt à l’État de Vaud et responsable des échanges entre la science et la pratique à l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL), Rita Bütler salue l’engagement des forestiers pour la biodiversité: «La plupart des exploitants et des propriétaires sont prêts à en tenir compte et créent volontairement des îlots de sénescence et des réserves forestières où tous les arbres sont protégés contractuellement pour une durée de cinquante ans. Les milliers d’arbres-habitats qui s’y rajoutent sont un relais bienvenu entre ces zones protégées pour toutes les espèces liées aux vieux arbres et au bois mort. Cela représente près de 6000 espèces, dont une majorité d’insectes et de champignons.»
En Suisse, le paysage forestier est pourtant encore loin de ressembler à celui d’une forêt naturelle dans laquelle un arbre sur trois est un arbre-habitat. On classe en moyenne 1,5 arbre-habitat par hectare, pour la simple raison qu’il n’y en a guère plus. «Grâce à la gestion actuelle et à la promotion de la biodiversité dans les cursus de formation des forestiers, je pense qu’on se rapprochera peu à peu de notre objectif à long terme qui est de cinq à dix arbres-habitats par hectare», espère Rita Bütler. La forêt de demain est en train de se créer sous nos yeux.

Mille espèces sur un seul arbre
La balade se termine au pied d’un chêne multicentenaire, joyau des forêts de L’Abergement: fût rectiligne, 90 cm de diamètre, 35 mètres de hauteur. «Pour un exploitant forestier, un tel arbre a une valeur inestimable. Autrefois, on n’aurait jamais imaginé pouvoir l’abandonner à la nature! Mais d’entente avec la commune, nous avons décidé de ne pas y toucher, car de sa naissance à sa décomposition, un chêne offre le gîte et le couvert à plus de 1000 espèces sauvages», insiste Pascal Bays. Pour le forestier, cela non plus, ça n’a pas de prix!

Texte(s): Aino Adriaens
Photo(s): Antoine Lavorel

Aussi en zone agricole

L’arbre-habitat n’est pas l’apanage de la forêt. Il a aussi tout son sens en zone agricole et en milieu urbain, en abritant une kyrielle d’espèces souvent menacées de disparition. L’État de Genève l’a bien compris en mettant sous protection dès 1976 ses alignements de vieux chênes: ils sont aujourd’hui l’un des derniers bastions de la chouette chevêche et du grand capricorne, deux espèces devenues très rares en Suisse.

Une définition d’envergure nationale

L’intérêt pour la biodiversité des arbres difformes ou abîmés, sans valeur économique, est reconnu depuis plus de vingt ans, mais ce n’est que depuis une dizaine d’années qu’une gestion plus écologique est réellement appliquée en forêt. En 2015, un nouveau pas a été franchi lorsque la Confédération a admis l’arbre-habitat en tant qu’objet pouvant recevoir des subventions. Un arbre éligible devra avoir au moins 60 cm de diamètre et comporter plusieurs microhabitats: cavités, écorce décollée, fissures, nids de rapaces, tapis de mousses et de lichens, etc. Une indemnité unique pouvant aller de 200 à 1000 francs par arbre est octroyée au propriétaire, qui s’engage contractuellement sur une base volontaire. En Suisse romande, le canton de Vaud caracole en tête avec quelque 12 000 arbres-­habitats déjà géoréférencés, 65 communes impliquées ainsi que l’État de Vaud et une cinquantaine de propriétaires privés. Mais les autres cantons ne sont pas en reste et sensibilisent activement exploitants et propriétaires forestiers.
+ D’infos www.boismort.ch