Gastronomie sauvage 3/3
L’alchimiste Stefan Wiesner révèle le raffinement du monde minéral

Cuisiner avec des plantes sauvages, c’est tendance. Pour clore notre série estivale, nous sommes allés à la rencontre d’un chef atypique qui hisse tourbe, pierre et cendre au rang d’ingrédients nobles.

L’alchimiste Stefan Wiesner révèle le raffinement du monde minéral

Est-ce une cuisine? Est-ce un atelier? Un peu des deux. Au sol, une tronçonneuse est appuyée contre un billot de bois. Sur la table dressée, les couverts voisinent avec des crânes de chevreuil et des morceaux de tôle rouillée. Fioles et appareillage scientifique donnent au lieu un air de laboratoire d’alchimiste.
C’est dans cette cuisine inhabituelle que Stefan Wiesner crée les recettes qui ont valu à son établissement d’Escholzmatt (LU), le Rössli, de se hisser, avec 17 points au Gault & Millau et une étoile Michelin, parmi les grandes tables du pays. Sa particularité? Le quinquagénaire cultive une gastronomie sauvage qui tient autant du barbecue préhistorique que de la cuisine moléculaire. Bruts de décoffrage, ses plats déstabilisent souvent, voire inquiètent parfois. Car Stefan Wiesner ne se contente pas de cueillir quelques herbes aromatiques dans les sous-bois. Il cuisine la tourbe, la cendre, les lichens et les aiguilles de sapin, récolte l’acide formique en déposant un linge sur une fourmilière en activité, fait cristalliser la gentiane ou crée un flan à base de sang de bufflonne et de baies de sureau noir.

Les secrets de l’alambic
Mais aujourd’hui, il ne nous emmènera pas dans les forêts de son Entlebuch. C’est ce qu’il annonce d’un ton définitif en s’installant à la table où il dispense cours et ateliers. On a à peine le temps de bredouiller une protestation qu’il avance un plateau de bois carbonisé sur lequel trônent six verres: «Nous allons cuisiner de la pierre.» Et pourquoi pas? «Tous les organismes ont besoin de minéraux, dit-il, volubile. Ils sont au centre de notre monde, mais on les sous-estime.» Au-delà de la dimension scientifique, voire mystique, c’est surtout un formidable défi pour un cuisinier.
Stefan Wiesner sort dans l’arrière-cour du restaurant. Sur un vieil établi, il dresse un alambic de cuivre dans lequel il dépose quelques poignées d’un sable rougeâtre, allume un réchaud à gaz. «Les roches tendres contiennent une légère humidité résiduelle, explique-t-il. On peut la récupérer en distillant la pierre. Imaginez, cette eau a peut-être des millions d’années!» Dans la voix comme dans les gestes du chef lucernois, on perçoit l’enthousiasme d’un enfant qui ne boude pas son plaisir lorsqu’il s’agit de mettre les mains dans la terre.

Un vrai goût de pierre
La démarche de Stefan Wiesner n’a rien d’un exercice de style. Elle répond à une philosophie jusqu’au-boutiste née de l’idée que si la nature nous fournit de quoi nous nourrir, il faut en profiter. Depuis plus de trente ans qu’il a repris le restaurant familial, le chef s’amuse à brouiller les pistes et à bousculer une gastronomie suisse qu’il juge en retard sur son temps.
Quelques gouttes suintent de l’alambic. Un liquide transparent dont le goût est… celui d’un caillou, puissant et long en bouche. Pendant la distillation, Stefan Wiesner a sorti une pierre plate d’un bain d’azote liquide. Sur la roche couverte de givre, il dépose une quenelle de glace couleur béton. Ce n’est pas pour rien: elle est aromatisée à l’ardoise, récoltée sur le col de l’Albula et réduite en poudre. Puis il ajoute des chips de minerai de fer, du marbre acidulé et des pépites fondantes de granit. Le résultat est un peu intimidant, le raclement de la cuillère sur la pierre aussi. Mais les saveurs, elles, sont fascinantes.
Pour Stefan Wiesner, chaque plat doit avoir une cohérence. Ainsi marie-t-il le chevreuil avec l’arole que l’animal mange de son vivant, une truite avec la mousse et l’eau de la rivière où elle a vécu. Une logique implacable qui pourrait faire craindre la répétition. Il n’en est rien pour le chef, jamais à court d’idées: il planche ainsi sur un menu baptisé «Land Rover», en hommage à ce tout-terrain plébiscité par les paysans. Derrière chaque assiette, une histoire, parfois tarabiscotée: «Ma cuisine n’a de la valeur que si je peux l’expliquer à mes convives», note-t-il. Pour y parvenir, il a dessiné des graphiques multicolores qui résument sa méthode, basée sur des savoirs empruntant aussi bien à la parfumerie qu’à l’histoire ou aux neuro­sciences. Convaincu du potentiel émotionnel de la cuisine, Stefan Wiesner imagine que l’être humain garde au fond de lui un lien à la terre hérité de l’âge où il vivait au cœur de la nature. C’est pour explorer ces souvenirs inconscients qu’il pratique ce qu’il appelle la «cuisine archaïque», réduisant au strict minimum les outils utilisés.
Dans quelques jours, Stefan Wiesner partira pour les Pays-Bas avec son alambic, un marteau et ses pierres. Invité à prendre la parole lors d’un grand raout gastronomique, il présentera sa cuisine minérale à un parterre de chefs étoilés. Et d’ici un ou deux ans – si les investisseurs répondent présent –, son grand projet est la création, en compagnie de prestigieux collègues, d’une académie de cuisine à Heilig­kreuz (LU). Un lieu d’enseignement et de partage destiné à devenir un temple de la gastronomie et à faire revenir les chefs suisses sur le devant de la scène. Un édifice auquel Stefan Wiesner entend bien apporter sa pierre.

+ D’infos www.stefanwiesner.ch

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Clément Grandjean

Quand un rebelle se met aux fourneaux

Il ne porte ni vareuse blanche ni toque, mais un tablier de cuir et une casquette de marin. Il part chercher ses ingrédients dans la nature et les cuit au feu de bois dans la cour de son restaurant d’Escholzmatt. Chef atypique adoubé par le Gault & Millau et le Guide Michelin, Stefan Wiesner est, chaque soir, à la tête d’une brigade de sept personnes. Afin de préserver l’identité villageoise de l’établissement familial, il propose une carte simple et abordable dans le Stübli, où ses saucisses – maison, bien sûr – et sa soupe au foin sont réputées. Le menu gastronomique, lui, est servi dans une salle dont la décoration épurée n’est pas sans rappeler les grandes tables nordiques.
+ D’infos Stefan Wiesner a publié plusieurs ouvrages aux Éditions AT Verlag.