TERROIR
L’ail noir, condiment magique venu d’Asie en terres vaudoises

Un Lausannois s’est lancé dans la production de ces gousses caramélisées qui affolent désormais les foodies: un concentré de saveurs, sans l’agressivité de l’ail frais.

L’ail noir, condiment magique venu d’Asie en terres vaudoises

À première vue, on dirait de petites cosses desséchées, ratatinées, vaguement cramées, bonnes pour le compost. À y regarder de plus près pourtant, à les croquer surtout, on comprend mieux l’engouement récent pour ce condiment venu d’Asie: en bouche, l’ail noir évoque un bonbon réglisse ou caramel, avec un je-ne-sais-quoi de champignon, beaucoup d’umami et une longueur en bouche étonnante… Autodidacte fou de cuisine, Claude Jabès a flashé sur ce produit, au point de se lancer dans sa production depuis quelques années. À la veille du marché, jour de préparatifs, l’artisan nous raconte le coup de foudre gourmand qui a changé sa vie.
Nous sommes dans un appartement des hauts de Lausanne partiellement reconverti en labo, joyeux capharnaüm où traîne une légère odeur d’épices orientales, où les petits pots et rubans d’étiquettes adhésives ont envahi une table, où les plantes débordent généreusement du jardin d’hiver pour tapisser les murs. «Mes premiers essais ont été catastrophiques, j’ai dû jeter au compost des dizaines de kilos d’ail, je me suis brûlé les yeux avec les effluves agressifs dégagés par la cuisson, fâché avec mes voisins incommodés par l’odeur», se souvient Claude Jabès, qui est allé jusqu’à travailler sous masque de plongée étanche.

Deux ans d’essai pour y arriver
Mais pour revenir aux débuts de l’aventure, tout commence en 2015 au marché de Lausanne, où il vend ses spécialités, houmous et autre caviar d’aubergine, mais aussi l’ail frais bio qu’il a ramené de la Drôme (F). Un client japonais lui en achète et tente de lui expliquer, dans un français approximatif, ce qu’il en fait. Claude Jabès n’entrave que dalle. Et la semaine suivante, le Nippon gourmand d’exhiber fièrement une tête d’ail noir. «J’ai goûté et je suis tombé à la renverse. C’était un mélange improbable de raisinée et de truffe, de pruneau d’Agen et de réglisse. Là-dessus, la semaine suivante, une autre cliente me demande si j’ai de l’ail noir. Je lui ai répondu: «Bientôt!» Il lui faudra deux ans d’essais, tout de même, plus ou moins aboutis, parfois désastreux, jusqu’à ce que, eurêka, il soit satisfait du résultat, qu’il commercialise depuis 2017.
Claude ne livrera – c’est entendu – ni recette ni secret. Mais en gros, il s’agit d’une caramélisation lente des têtes d’ail dans un rice cooker, à basse température – dix à vingt jours, entre 55 et 80°C, à un taux d’humidité de 70 à 95% –, suivie de deux semaines de séchage à l’air afin de raffermir les gousses. «C’est le processus bien connu nommé réaction de Maillard, également à l’œuvre quand on rôtit une viande, qui transforme les composés et dégrade certains enzymes tel l’oxyde d’allyle, à l’origine des effets redoutés de l’ail sur l’haleine et la digestion.

Pâte à tartiner et truffes
La liliacée est très peu cultivée en Suisse en dehors des potagers privés, mais cela pourrait changer grâce à l’engouement neuf pour sa version noire: Claude Jabès a ainsi suggéré à son voisin agriculteur Frédéric Scheidegger de relever le défi. D’autres essais sont en cours ailleurs en Suisse. La première récolte d’ail bio de Cugy (VD) se fera au début de l’été.
Pour Rafael Rodriguez, le chef talentueux de l’Auberge de l’Abbaye de Montheron (VD) et client de Claude, «l’ail noir est lié à des souvenirs d’enfance en Espagne, car ma mère l’utilisait déjà, notamment dans les desserts. On y trouve des notes sucrées de réglisse et de caramel, de l’acidité et surtout beaucoup d’umami». Le cuisinier l’utilise par petites touches, pour agrémenter un filet de féra du Léman, du céleri, des huîtres et confectionner un aïoli noir. Quant à Claude Jabès, il l’apprécie tartiné sur un toast avec du beurre salé, sous la peau d’un poulet rôti, avec des pâtes ou un risotto, voire dans une mayo. «Le plus bluffant? Ses usages dans des desserts», précise celui qui vient de lancer une pâte à tartiner chocolatée et des truffes à l’ail noir.

Texte(s): Véronique Zbinden
Photo(s): Dom Smaz

Une célébrité

Son origine reste mystérieuse. La Corée semble la plus vraisemblable et ancienne, quoique la préfecture japonaise d’Aomori, réputée pour son ail blanc, vante aussi sa version noire. Quoi qu’il en soit, la gastronomie et la science se sont éprises de ce condiment d’exception, au début du millénaire. Séduits par l’umami de l’ail noir, Ferran Adrià et d’autres grands chefs européens et américains emboîtent le pas à Jin-Ichi Sasaki, premier chercheur japonais à lui attribuer, en 2006, des propriétés étonnantes. L’ail noir serait à l’en croire anticancérigène, antibactérien, renforçateur du système immunitaire, antioxydant, excellent pour abaisser le taux de cholestérol et l’obésité, et on en passe. Allium sativum est connu dès l’Antiquité pour ses vertus médicinales; la maturation le rendrait plus efficace encore, tout en dégradant l’oxyde d’allyle, composant à l’origine de son odeur puissante.

Le producteur: Claude Jabès

Chaque samedi, il vend ses spécialités au marché de Lausanne, du côté de la Madeleine. Claude Jabès, consultant en marketing retraité, Lausannois et chroniqueur culinaire à L’Hebdo durant quelques années, y est venu presque par hasard. En autodidacte et, surtout, parce que «la cuisine est toute sa vie». Voilà une douzaine d’années, Claude Jabès commence par vendre une pâte aux piments de son jardin, avant d’y ajouter du houmous et du caviar d’aubergine, puis l’ail frais bio. Après avoir longuement tâtonné pour mettre au point sa recette, il vend son fameux ail noir depuis 2017, auquel s’ajoutent d’autres produits transformés à base du condiment magique: fortifiant, crème au fromage frais, sauce piquante, pâte à tartiner et même truffes à l’ail noir, réalisées avec le concours d’un chocolatier. En 2019, Claude Jabès a transformé une tonne d’ail blanc bio français, en attendant la première récolte d’ail vaudois bio de Cugy, cet été. Sa production est certifiée bio.