Interview
«L’agriculture n’est qu’un des maillons de la chaîne alimentaire globale»

L’Union suisse des paysans (USP) fête cette année son 125e anniversaire. L’occasion de faire un point de situation sur les engagements actuels et à venir de la faîtière, avec son directeur Martin Rufer.

«L’agriculture n’est qu’un des maillons de la chaîne alimentaire globale»

125 ans après sa création, quel regard portez-vous sur l’évolution de l’USP?
➤ Je suis reconnaissant à cette communauté engagée, qui défend les intérêts de l’agriculture indigène et des familles paysannes. La force de l’USP, c’est son unité, tant au niveau de son équipe que de ses valeurs. Nous sommes capables d’offrir des prestations – assurances, conseils, fiscalité – à bas prix à nos membres, de communiquer auprès du grand public et d’effectuer un travail de lobby face aux autres acteurs du marché ainsi qu’au Parlement.

Le Conseil fédéral vient de présenter son rapport sur la nouvelle politique agricole, dont le cadre diffère nettement de la stratégie de production que vous défendez. Le voyez-vous comme un échec?
➤ Non. Il y a des éléments positifs, à commencer par la responsabilisation de l’ensemble de la chaîne alimentaire – du producteur au consommateur – et l’apparition du terme de «politique alimentaire». Enfin! Le paysan n’est plus le seul responsable de tous les maux de cette filière! À nos yeux, le problème se situe plutôt dans le dernier paquet d’ordonnances: l’annonce du sacrifice de 3,5% des meilleures terres pour la biodiversité est évidemment une mauvaise surprise. Autour de nous, tous les pays ont le réflexe inverse et dégèlent des terres pour renforcer la sécurité alimentaire. En intensifiant la pression sur la production végétale, le Conseil fédéral s’inflige un autogoal inutile et dangereux.

Le projet de PA22+ n’est pas spécialement disert sur la crise climatique et les  manières d’atteindre les objectifs 2030. La Confédération en fait-elle assez sur cette question pourtant essentielle?
➤ Je pense que l’agriculture doit davantage être considérée pour trouver des solutions, car elle permet de stocker efficacement du carbone. Par contre, il est injustifié de remettre en question la production animale, sous prétexte qu’elle génère des gaz à effet de serre. Tant qu’il y a un marché, il faut l’occuper, sinon d’autres le feront à notre place et nous devrons importer plus de produits carnés. Donc oui à une politique climatique forte et ambitieuse, mais sans compromettre la production indigène.

Les campagnes ont présenté un visage divisé lors des votations sur les initiatives «phytos», en juin 2021. L’Union suisse des paysans a-t-elle suffisamment fait preuve de sa force fédératrice et de son rôle de lobby?
➤ Ces deux initiatives étaient menaçantes, car extrêmes, et la campagne des opposants a été très émotionnelle, j’en conviens. Outre la victoire finale, nous avons montré à quel point nous étions capables de mobiliser nos troupes et d’engager nos membres dans la bataille. Cet épisode va marquer l’histoire de l’USP et renforcer son unité.

Votre histoire compte également des échecs et des difficultés pour défendre des prix rémunérateurs, notamment dans les années nonante. Face à des marchés qui actuellement s’affolent, les paysans peuvent-ils espérer de meilleurs prix?
➤ Entre le Covid et le conflit en Ukraine, nous estimons que les coûts de production agricole ont augmenté de 900 millions de francs dans leur ensemble, ce qu’il faut absolument compenser. Nous avons déjà obtenu un demi-milliard, et d’âpres négociations sont en cours, tous secteurs confondus, pour améliorer les prix payés aux producteurs.

En défendant un modèle majoritairement basé sur la productivité, l’USP ne laisse-t-elle pas de côté des alternatives agronomiques et commerciales  – dont les microfermes, les circuits courts, le bio – qui bénéficient pourtant d’une popularité croissante?
➤ L’évolution de la vente directe est extrêmement positive et nous encourageons cette dynamique. Mais ce secteur ne représente que 5% du marché! Idem pour le bio, qui concerne seulement 11% des surfaces. Ces parts sont jusqu’à maintenant encore trop faibles pour prétendre inverser la donne de façon conséquente. Sans un changement d’attitude des consommateurs, nous ne pouvons pas prendre le risque de réorienter la production et de perdre des parts de marché qui profiteront à l’étranger.

Cette notion de sécurité alimentaire est devenue votre argument n°1 dans les débats. Ne craignez-vous pas de trop miser sur cet aspect?
➤ Non, pas du tout. Le sujet est plus que jamais d’actualité. La production d’aliments reste notre priorité claire et absolue! On le voit bien dans le secteur énergétique: entre la crise du coronavirus et la guerre en Ukraine, les importations ne sont pas si aisées et garanties! Il faut donc tout faire pour conserver nos 55% d’autosuffisance alimentaire.

Que répondez-vous à ceux qui proposent de réaffecter des terres à la production de protéines végétales destinée à la consommation humaine pour améliorer l’autonomie alimentaire tout en répondant aux défis environnementaux et climatiques?
➤ D’une part que nos modes de culture actuels ne sont pas incompatibles avec la protection de la biodiversité, nos paysans le prouvent au quotidien. Et ensuite, que diminuer la production animale reviendrait pour l’instant à augmenter les importations. Le jour où les consommateurs seront demandeurs et prêts à payer pour une autre alimentation, alors les paysans prendront le virage. Ils sont prêts à s’adapter.

 

Texte(s): Propos recueillis par Claire Berbain
Photo(s): Clair Berbain