Interview
«L’agriculture est à la fois acteur et victime du changement climatique»

Alors que la société se mobilise autour du changement climatique, Agroscope y consacre désormais une partie de ses ressources. Le climatologue Pierluigi Calanca partage le fruit de ses observations.

«L’agriculture est à la fois acteur et victime du changement climatique»

Quelles sont les missions du groupe Agriculture et climat d’Agroscope?
➤ Nous sommes partis du constat que le réchauffement climatique pose de sérieux défis à l’agriculture, un secteur à la fois acteur et victime du changement climatique. L’agriculture exerce en effet une influence directe sur la concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère – en libérant ces gaz ou en les piégeant dans le sol. Par ailleurs, les changements climatiques influent énormément sur les conditions de production agricole. Nos travaux consistent donc d’une part à traduire des scénarios climatiques en termes agronomiques afin d’accompagner au mieux l’adaptation de l’agriculture dans un climat changeant. D’autre part, nous cherchons des solutions pour que l’agriculture participe davantage à protéger le climat: stockage plus efficace du carbone dans le sol, meilleure gestion des apports azotés, limitation des émissions, etc.

À l’échelle de la Suisse, l’agriculture est-elle un gros contributeur aux émissions de gaz à effet de serre?
➤ D’après l’inventaire suisse des gaz à effet de serre, elle a émis 6 millions de tonnes d’équivalents CO2 en 2016, soit 13% des émissions totales en Suisse. À la différence de la plupart des autres secteurs économiques, la part de l’agriculture aux émissions fossiles de CO2 est plutôt faible. En revanche, elle est la principale source d’émissions de méthane et de protoxyde d’azote, avec des parts respectives de plus de 80% et 75%. Entre 1990 et 2010, les émissions agricoles ont diminué de 10%. Mais cela ne suffit pas pour atteindre le but formulé par la Confédération, dans sa Stratégie climat, à savoir une diminution d’au moins 30% de ces gaz d’ici à 2050. Il reste donc beaucoup à faire, notamment dans le secteur de la production animale. On doit notamment pouvoir diminuer les émissions de gaz nocifs, en repensant par exemple l’alimentation ou les modes de détention du bétail.

Avec une moyenne annuelle des températures supérieure de 1,5°C à celle des trente dernières années, 2018 est considérée comme l’année la plus chaude depuis 1864, et le manque de précipitations a eu des conséquences catastrophiques pour l’agriculture. À quelle fréquence cet épisode de sécheresse peut-il désormais se reproduire?
➤ C’est une des questions qui sont au cœur de nos préoccupations! S’il est vrai qu’il y a eu toujours des épisodes de sécheresse, le changement climatique pourrait aggraver son impact sur la production agricole. Connaître l’intensité et la fréquence future de ces accidents climatiques – canicules et gels tardifs par exemple –, identifier les régions les plus touchées permettra de mieux anticiper les risques. Les scénarios climatiques suggèrent que les étés caniculaires, comme lors des records de 2003 et 2018, pourraient devenir la norme. Et que les périodes sans précipitations pourraient s’allonger de plusieurs semaines. Cette évolution sera moins problématique chez nous que dans les pays méditerranéens. Certaines régions d’Espagne connaissent déjà de grands problèmes d’accès à l’eau pour la production agricole. Nul doute que la Suisse va devoir faire face à des besoins grandissants en irrigation.

Certaines productions pourraient-elles tirer parti de ce réchauffement? La vigne, par exemple, supporte plutôt bien les températures élevées…
➤ Si on ne tient compte que des effets directs, la hausse des températures et les périodes de végétation plus longues vont effectivement profiter à certaines cultures. Mais il ne faut pas occulter les effets indirects sur les productions végétales: la température jouant un rôle primordial dans le développement des insectes, il faut s’attendre avec le réchauffement climatique à des risques accrus d’infestation des plantes cultivées par des insectes ravageurs indigènes et à l’établissement d’espèces invasives. Que ce soit la drosophile suzukii, la punaise marbrée ou le carpocapse du pommier, nos études confirment une augmentation de la pression des ravageurs en agriculture. Nos modélisations vont permettre d’établir des scénarios cernant la propagation future de ces nuisibles. Dans ces études, nous prenons en compte des espèces exotiques qui ne sont pas encore attestées sur notre territoire, mais qui pourraient faire leur apparition prochainement en raison de leurs exigences climatiques.

Les grandes cultures, l’arboriculture, le maraîchage ou la viticulture sont donc plus exposés au changement climatique que les productions animales?
➤ Pas nécessairement. L’augmentation des températures va en effet se faire sur le long terme. On parle de 2°C en cinquante ans. C’est un temps suffisamment long pour que les sélectionneurs développent par exemple des nouvelles variétés de céréales, et pour que les praticiens développent de nouvelles approches agronomiques, plus adaptés à ces températures. Par contre, on a pu voir, au cours de l’été 2018, à quel point notre production animale est dépendante de l’importation de fourrages étrangers en cas de sécheresse. Ce constat est inquiétant. Si l’Europe entière est touchée par une sécheresse prolongée, il sera de plus en plus difficile de compenser nos pertes par des importations. Cette dépendance est dangereuse. Il est donc impératif de se poser des questions sur notre modèle de production animale et sa durabilité.

De par ses particularités géographiques, l’agriculture suisse est extrêmement diversifiée en fonction des régions. N’est-ce pas un avantage pour mieux affronter le changement climatique?
➤ Certains s’imaginent qu’on pourra déplacer des productions du Plateau dans les zones situées en altitude, et donc moins exposées aux fortes chaleurs, mais c’est une fausse solution: la répartition des espaces propices à la production agricole dépend non seulement du climat, mais aussi des sols. La pédologie alpine ne permettra sans doute pas de faire pousser du blé ou du maïs partout. De plus l’augmentation du risque de fortes précipitations, même en été, qui ressort clairement des nouveaux scénarios climatiques, nous rappelle que les conséquences en termes d’érosion pourraient être importantes dans les zones vallonnées.

Faut-il donc s’attendre à ce que le changement climatique influe sur notre niveau d’autoapprovisionnement?
➤ Les projections de l’Office fédéral de la statistique laissent entrevoir que nous serons 10 millions en Suisse en 2050. Cela signifie qu’il nous faudra donc augmenter notre productivité de 20% si nous voulons maintenir notre niveau d’autoapprovisionnement à 60%, comme l’exige désormais la Constitution. Je m’interroge très clairement sur la faisabilité, sachant que les surfaces agricoles diminuent et que les accidents climatiques, provoquant des pertes de productivité, seront toujours plus fréquents!

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Mara Truog – 13photo

Bio express

Âgé de 55 ans, d’origine tessinoise, Pierluigi Calanca est géographe de formation, spécialisé en climatologie. Il travaille comme chercheur à Agroscope depuis 2000 et codirige désormais le groupe Agriculture et climat à Reckenholz (ZH).
+ d’infos www.agroscope.admin.ch

Bon à savoir

Si les questions de protection de l’environnement mobilisent les chercheurs d’Agroscope depuis près de cinquante ans, la thématique climatique a quant à elle été priorisée il y a une dizaine d’années. Dix scientifiques se consacrent désormais totalement aux travaux impliquant climat et agriculture. «Le programme d’activité 2018-2022 d’Agroscope couvre dix-sept champs de recherche, dont treize ont un lien direct avec la durabilité et tiennent compte de l’évolution climatique», assure la responsable de la communication, Carole Enz. L’Office fédéral de l’agriculture, qui est d’ailleurs l’un des membres fondateurs du Centre national des services climatologiques, a d’ores et déjà intégré la composante climatique dans l’élaboration de sa politique agricole. La nécessaire adaptation de l’agriculture au réchauffement climatique n’est possible qu’avec l’apport de la recherche.