Agriculture
Ce laboratoire cherche des ennemis naturels aux espèces envahissantes

La lutte biologique est une solution de remplacement pour les traitements chimiques. À Delémont, le Centre international pour l’agriculture et les sciences biologiques (CABI) en a fait sa spécialité.

Ce laboratoire cherche des ennemis naturels aux espèces envahissantes

Surnommée la maison «mystérieuse» ou, à plus juste titre, la «maison des mouches», la bâtisse blanche qui abrite le Centre international pour l’agriculture et les sciences biologiques (CABI) ne passe pas inaperçue, au-dessus de Delémont (JU). Y cohabitent des biologistes et des chercheurs du monde entier, mais également d’innombrables insectes souvent précautionneusement élevés en quarantaine. «Il n’y a rien de secret ici, s’amuse la directrice, Hariet Hinz. Simplement, au départ, on travaillait principalement avec l’étranger. Aujourd’hui, nous avons tissé d’étroites collaborations avec les hautes écoles suisses et des entités locales.»

Le CABI mène des recherches dans deux domaines: l’agriculture et l’environnement. Le centre suisse se concentre notamment sur la lutte biologique. Il a été créé en 1948 à l’initiative du Canada. Ce pays avait alors d’importants problèmes liés à l’arrivée d’insectes nuisibles venus d’Europe. L’antenne helvétique devait permettre de trouver, sur notre sol, un ennemi naturel à ces envahisseurs.

Une préoccupation mondiale

En effet, la lutte biologique est connue depuis longtemps. Elle vise à utiliser des organismes vivants pour limiter la pullulation ou la nocivité de divers ennemis des cultures: insectes, pathogènes ou plantes. L’objectif: utiliser un phénomène naturel comme moyen de lutte efficace. Cette méthode est une solution capitale à l’agrochimie et permet une utilisation réduite des produits phytosanitaires. Elle est indispensable dans la lutte contre les espèces invasives qui ne cessent de se multiplier, proportionnellement à l’essor du commerce mondial. «Beaucoup de nos recherches sont destinées aux pays en développement, mais partout ces problèmes agronomiques ont des conséquences sociales, environnementales et économiques. L’Europe doit composer avec de nombreuses espèces originaires notamment d’Asie comme la drosophile suzukii, la pyrale du buis (Cydalima perspectalis), introduite par le commerce des bonsaïs, ou la punaise diabolique (Halyomorpha halys). Cette dernière attaque les légumes, les pommes et les poires notamment. Sa propagation est rapide. On constate que des événements internationaux comme les Jeux olympiques de Sotchi amplifient la circulation de ces espèces.»

Derrière les portes closes du CABI, des scientifiques venus du monde entier mènent un véritable travail de fourmi, à l’image de Pierre Girod, qui étudie les ennemis de la suzukii (voir l’encadré ci-contre). Pour ses recherches, le biologiste élève des milliers de drosophiles dans des boîtes emballées de moustiquaires ou dans des incubateurs emplis de couvoirs à insectes. Les conditions de température et d’hygrométrie sont précises et l’accès aux salles de recherches strictement limité. Cet été, un nouveau laboratoire financé par la Chine verra le jour au CABI de Delémont. Il fait écho au centre de recherche en biosécurité de Pékin auquel participe le centre depuis 2008. «Nous collaborons avec les Chinois depuis de nombreuses années, se réjouit Hariet Hinz. Leur pays s’inquiète notamment de la propagation vers l’Orient de la chrysomèle des racines du maïs (Diabrotica virgifera virgifera) depuis l’Europe.»

Lutter sans nuire

Le CABI dispose d’une expertise reconnue dans la recherche appliquée contre les insectes nuisibles et les plantes envahissantes. Le travail mené par Pierre Girod consistait à trouver, en Asie, un ennemi naturel à la drosophile suzukii. «Seuls dix ravageurs sont arrivés en compagnie de leur prédateur naturel, précise le biologiste. Dans la plupart des cas, c’est à nous d’aller les rechercher sur leurs terres d’origine.» Il faut compter quatre à cinq ans pour trouver une solution efficace pour lutter contre un insecte. Plutôt quinze ans, lorsqu’il s’agit de néophytes comme l’ambroisie. Une fois l’ennemi naturel identifié, il faut encore s’assurer qu’il ne présente pas de danger pour la biodiversité indigène. «On cite toujours en exemple le cas, regrettable, de la coccinelle asiatique (Harmonia axyridis), introduite dans les serres européennes pour lutter contre les pucerons et qui entre en concurrence directe avec les espèces indigènes. Pourtant, sur les 7000 cas d’introduction en lutte biologique dans le monde depuis 1890, moins de 1% ont eu des effets négatifs majeurs.»

Chaque introduction doit être approuvée par les gouvernements. Or, on sait la Suisse plutôt réservée lorsqu’il s’agit de lutter contre une espèce invasive à l’aide d’une solution elle-même exotique. «Je comprends ces réticences, poursuit Hariet Hinz, mais il convient de mettre dans la balance tant les aspects économiques que les risques induits par d’éventuelles solutions chimiques.» Prochainement, l’introduction de la guêpe tokyoïte, afin de réduire les populations de drosophiles suzukii en Suisse fera l’objet d’un dossier déposé auprès des l’Office fédéral de l’environnement. La question sortira alors des laboratoires du CABI pour passer en mains politiques.

Texte(s): Marjorie Born
Photo(s): Nicolas de neve

Une guêpe japonaise contre la suzuki

Le biologiste Pierre Girod a consacré sa thèse de doctorat à l’Université de Neuchâtel, en partenariat avec le CABI, à la recherche d’un ennemi naturel de la Drosophila suzukii. Cette petite mouche asiatique ravage les baies cultivées et sauvages, depuis son arrivée en Europe en 2008. Son impact économique est important, puisqu’elle entraîne le dépérissement des fruits prêts à être consommés. Ce stade de maturité interdit tout recours à des traitements chimiques. Pierre Girod a trouvé son ennemi naturel. Ses recherches l’on mené en Chine et au Japon pour identifier des parasitoïdes. Il a ensuite mené des tests de spécificités en laboratoire pour trouver le meilleur candidat. Il s’agit d’une petite guêpe japonaise du genre Ganaspis dont la taille ne dépasse pas 2 millimètres. Elle est sans danger pour l’homme, a la particularité de ne pondre ses œufs que dans les larves de la suzukii et dispose d’un venin spécifiquement adapté à cette espèce. Les recherches de Pierre Girod ont prouvé que la ganaspis tokyoïte n’attaque que les fruits contaminés par la suzukii et qu’elle n’a pas d’impact sur les drosophiles indigènes.

En dates et en chiffres

1910 Création du CABI (Center for Agriculture and Biosciences International), organisation non gouvernementale liée au Commonwealth à l’origine. Son siège social se trouve au Royaume-Uni.

1948 Création du centre suisse à Zurich.

48 Le nombre de pays membres.

12 centres répartis dans le monde (Brésil, Chine, Ghana, Royaume-Uni, Inde, Kenya, Malaisie, Pakistan, Suisse, Trinidad et Tobago, États-Unis et Zambie).

Plus de 400 équipes travaillent sur le terrain.

+ d’infos www.cabi.org