Décryptage
La vinification minimaliste exige un changement de perspective maximal 

Se passer de sulfites, faire confiance aux levures spontanées – la démarche séduit. Mais impose un véritable réapprentissage à la cave, souligne Pierre Sanchez, du laboratoire Duo-Œnologie, référence en la matière.

La vinification minimaliste exige un changement de perspective maximal 
L’usage des sulfites, traditionnellement plébiscités par les œnologues pour leurs propriétés stabilisatrices, s’inscrit dans une tendance croissante à la parcimonie. Certains vinificateurs font même le choix de s’en passer complètement, dans une démarche visant à produire des crus vierges d’intrants traduisant mieux leur terroir et leur vision. Un engagement où «sans sulfites» rime souvent avec «sans levures sélectionnées», comme c’est le cas pour les vins dits naturels (voir l’encadré ci-dessous).

 

Une autre esthétique
Cofondateur de Duo-Œnologie, un laboratoire alsacien qui fait référence en la matière depuis plus d’une décennie (voir l’encadré ci-contre), Pierre Sanchez souligne qu’une cuvée produite ainsi va s’écarter plus ou moins radicalement d’une norme organoleptique largement définie par les outils de cave auxquels l’œnologie recourt depuis des décennies. «Renoncer aux sulfites, dans une démarche d’intervention minimaliste, c’est se diriger vers une autre esthétique, avertit-il d’emblée. C’est comme un fromage industriel au lait pasteurisé issu de présures chimiques et un fromage au lait cru: le goût, la forme et la couleur ne sont pas les mêmes.»

En vinification traditionnelle, l’action des levures non désirées est susceptible de développer un éventail de goûts considérés comme des défauts indésirables. «Défauts ou changements par rapport à une uniformisation de goût dont on n’a pas conscience? questionne Pierre Sanchez. Ce qu’il y a de sûr, c’est que les vins sans sulfites ont des saveurs plus prononcées, un toucher de bouche et un déroulé qui se démarquent.»

Toutes les altérations ne sont pas pour autant admissibles. «L’idée est d’évaluer si elles portent atteinte au produit et le cas échéant d’intervenir de façon appropriée et mesurée.» Ce qui implique de savoir lâcher prise et ne pas stresser lorsque le vin, en cours d’élevage, semble dominé par des goûts excessifs – qui se résorberont une fois l’ensemble des transformations chimiques accomplies.

 

Moments critiques
Le prérequis, toutefois, est de disposer de beaux raisins issus de sols vivants et de rendements raisonnables: «Si la baie n’a rien d’autre que son expression variétale, les phénomènes microbiens vont prendre le dessus, à moins de remplacer les sulfites par des produits d’ingénierie, souvent moins efficaces et ne cadrant pas avec notre approche», note Pierre Sanchez.

Évidemment, les moments critiques ne manquent pas, et dès le seuil de la cave. Le mot d’ordre: favoriser un démarrage rapide de la fermentation de façon à permettre aux levures de vinification d’occuper le terrain. Éviter de refroidir durablement le raisin et au besoin oxygéner les moûts (en particulier les blancs) sont en outre des facteurs favorisants. Si certains producteurs de vins naturels préfèrent l’éviter, l’apport d’oxygène par cliquage peut aussi être bienvenu pendant le premier tiers de la fermentation alcoolique. «Les levures peuvent ainsi supplanter le reste de la faune microbienne et transformer plus complètement les sucres», indique le vinificateur.

Sans levurage, les fermentations prennent plus de temps: au vigneron d’apprendre à ne pas les entraver. «Ça peut s’avérer stressant, mais aussi gratifiant», sourit Pierre Sanchez. Et mieux vaut ne pas soutirer trop tôt, pour profiter de la protection antioxydante des lies et conserver un maximum de CO2. Idem pour la filtration: trop précoce, elle revient à priver le vin d’une portion importante de l’élevage. «Au vigneron de faire parler son expérience: plus le vin est fragile, plus on gagne à le laisser tranquille.» Ces vinifications très réductrices sont un peu contre-intuitives, admet Pierre Sanchez. «Mais les opérations d’assemblage, par exemple, peuvent apporter l’O2 nécessaire! Et les grosses réductions produisant des composés soufrés proviennent souvent de raisins faiblards et levurés. Bien sûr, mieux vaut ne pas mettre en bouteille trop tôt un vin en réduction manifeste si l’on entend le commercialiser rapidement.»

La mise elle-même est toutefois relativement traumatisante pour le vin; là encore, il faut évaluer si l’O2 qui se glisse en bouteille sera le bienvenu ou si un inertage s’impose pour en limiter l’impact. «Voire un très léger sulfitage… à dose réellement homéopathique. Car sur un vin «intact», 1 g de SO2 aura un impact non négligeable.»

 

Un élevage très patient
En bref, se passer de sulfites, c’est se passer de recette. «C’est d’ailleurs ce côté aléatoire qu’on a voulu supprimer avec le recours aux intrants», approuve Pierre Sanchez. Cela ne se traduit pas pour autant par une variabilité hasardeuse de la qualité en flacon, assure-t-il. «Sur une verticale de dix ans, ces vins mettent tout le monde d’accord en termes de tenue et de longévité!» À condition de se rouvrir à une palette organoleptique à la richesse inédite, répète l’Alsacien, bien que les rouges soient sans doute moins surprenants pour un palais néophyte. Pas de prosélytisme intransigeant, cependant, chez lui: «On peut s’inspirer de ce minimalisme à la cave pour amener un surcroît d’intelligence, une vibration supplémentaire à une cuvée traditionnelle. Tant pour le vigneron que pour le consommateur, l’évolution vers des vins naturels est un changement à amener en douceur.»

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): Duo-œnologie/DR

Duo-œnologie

Fondé par Pierre Sanchez et Xavier Couturier en 2008 à Chatenois (F), dans le Bas-Rhin, le laboratoire Duo-Œnologie officie en tant qu’œnologue-conseil et fait figure de référence en matière de vinification sans intrants. Pierre Sanchez propose en outre des formations professionnelles sur cette thématique, y compris en Suisse, où il est venu à plusieurs reprises, notamment à
l’invitation de l’Association romande de biodynamie.

+ D’infos www.duo-oenologie.com

Une association pour le vin nature

En Suisse, les «vins nature» sont l’objet d’un intérêt croissant de la part des viticulteurs. La dénomination souffre (si l’on ose dire) pourtant d’un certain flou, a constaté Frank Siffert, organisateur du concours du vin suisse bio, lors de son édition 2019: en compétition pour le prix spécial «Vin nature» se retrouvaient en effet au final des vins levurés, sulfités ou simplement issus de vignes cultivées en bio. Un constat qui a incité le vigneron et producteur vaudois à plancher, avec des collègues labellisés bio ou Demeter, sur une charte définissant précisément ce que doit être un tel vin. Sur la lancée a été créée le 11 janvier l’Association suisse vin nature (ASVN) pour défendre ce règlement, vérifier qu’il soit respecté lorsqu’on revendique la dénomination et communiquer autour de cette approche. «On y admet tous les vignerons qui produisent au moins un vin nature, c’est-à-dire issu de raisin certifié bio, bio Bourgeon ou Demeter, et élevé sans levures, enzymes ou sulfites (l’apport d’oxygène par cliquage n’est pas non plus autorisé, ndrl)», précise Anne-Claire Schott, vigneronne à Douanne (BE) et coprésidente de l’association. Regroupant pour l’heure une poignée de pionniers dans différentes régions viticoles suisses, l’ASVN tiendra le 25 mars à l’Hôtel Royal Savoy de Lausanne sa première assemblée générale. Sont conviés tous les producteurs intéressés, mais aussi les consommateurs et les revendeurs, des catégories spécifiques étant prévues à leur attention.

+ D’infos www.vin-nature.ch