Reportage
La transhumance saisonnière, une tradition séculaire menacée en Suisse

La transhumance offre une image sympathique de l’élevage, elle devient pourtant de plus en plus marginale. Nous avons rencontré un des derniers bergers qui parcourent la Romandie avec leurs moutons.

La transhumance saisonnière, une tradition séculaire menacée en Suisse

Une dizaine de troupeaux parcourent chaque hiver le Plateau suisse romand et le Jura. Ils offrent un contraste saisissant avec notre civilisation de sédentaires. Ces bergers perpétuent ainsi une tradition séculaire, menant leurs bêtes au gré des pâtures disponibles. Marcher, brouter, se reposer: le rythme de cet itinérance est immuable. Mais ni brebis portantes ni béliers ne composent ces troupeaux. La transhumance hivernale a en effet été instaurée pour permettre de terminer l’engraissement des agneaux nés chez des producteurs de montagne. «Ces derniers n’ont souvent ni la place ni le fourrage nécessaires pour finir de les engraisser sur leur exploitation, explique Jean-Pierre Benzoni, éleveur à Aubonne (VD). Nés plus tard qu’en plaine, soit entre mars et mai, ils ne sont pas encore prêts à l’automne pour la boucherie.»
À Cuarny (VD), Jean-Paul Péquiron achète des agneaux en provenance de tout le territoire suisse, du Valais aux Grisons en passant par le Tessin. Blanc des Alpes, suffolk et charolais: les races sont variées. «Je confie ensuite le troupeau transhumant aux bons soins d’un berger, qui est chargé de les nourrir de novembre à mars, en les dirigeant à travers la campagne selon un itinéraire précis.» Seul un troupeau d’une certaine taille est rentable, le salaire du berger pesant sur le bilan économique de cette pratique ancestrale.

Un futur incertain
Si la tradition se maintient encore en Suisse romande avec neuf troupeaux, son avenir semble cependant plus qu’incertain. «Chaque année, cela devient plus difficile, confirme Jean-Pierre Benzoni. Les cultures prennent de plus en plus d’importance au détriment des herbages. La progression des agneaux s’en trouve compliquée, car il faut bien planifier le trajet pour trouver suffisamment de fourrage. L’augmentation de la circulation et les constructions toujours plus nombreuses rendent également les déplacements moins évidents.» Les difficultés se font déjà ressentir: le nombre de troupeaux transhumants, ainsi que leur taille, a chuté ces dix dernières années. Jean-Pierre Benzoni en avait trois qui circulaient pendant l’hiver voilà trente ans. Désormais, il n’en a plus qu’un seul. «Opter pour la transhumance représente une prise de risque certaine, souligne l’éleveur vaudois. En cas de fortes précipitations ou de neige persistante, il faut avoir les ressources nécessaires en foin pour fourrager les agneaux, voire même les abriter en bergerie. Mais je tiens malgré tout à poursuivre cette tradition.»

Des bergers avec du doigté
Si les bergers bergamasques ont longtemps été les maîtres de la transhumance, des Suisses s’intéressent désormais aussi à ce métier. Y aurait-il une lueur d’espoir? «Trouver le personnel adéquat n’est de loin pas évident, relève Jean-Paul Péquiron. Il faut quelqu’un qui respecte aussi bien les bêtes que les parcelles traversées.» De l’expérience, du doigté et de la sensibilité sont nécessaires pour répondre jour après jour aux besoins du troupeau, car transhumer ne s’improvise pas. Une autorisation du vétérinaire cantonal, avec plan de l’itinéraire, est nécessaire avant de s’engager sur les chemins. Chaque troupeau a son territoire déterminé, qui est identique d’une année à l’autre.
Si la majorité des propriétaires de parcelles agricoles acceptent bien le passage des moutons sur leurs terres, le berger répertorie année après année celles où ses bêtes ne sont pas les bienvenues. «Le troupeau apporte pourtant de l’azote par ses excréments, ce qui est bénéfique, observe Jean-Paul Péquiron. Les agneaux pâturent ce qui n’a pas pu être fauché pendant la période de pause de la végétation.» Les mois passant, le troupeau diminue peu à peu de taille, en fonction de l’état d’engraissement des agneaux qui sont abattus au fil de la progression. «Comme ils ne sont nourris qu’à l’herbe, la viande a une saveur goûteuse que les consommateurs apprécient beaucoup», remarque Jean-Pierre Benzoni. La viande est écoulée aussi bien dans la grande distribution que dans les petits commerces sous le label «Agneau de pâturage». De plus en plus soucieux de la provenance des aliments, le consommateur recherche cette viande. Peut-être sera-ce lui qui pourra ainsi sauver cette tradition ?

Texte(s): Véronique Curchod
Photo(s): Thierry Porchet

En chiffres

  • 9 troupeaux parcourent la Suisse romande, dont 1 dans le Jura, 4 sur Fribourg, 3 sur Vaud, 1 sur Neuchâtel. Aucun sur Genève et le Valais.
  • 600 à 800 agneaux, c’est la taille moyenne des troupeaux.
  • Du 15 novembre au 15 mars, c’est la période de transhumance.
  • 6 à 8 mois, c’est l’âge des agneaux au départ du périple.
  • 10 kilos, c’est l’engraissement moyen des agneaux en quatre mois.
  • 0 à 4 kilomètres sont quotidiennement parcourus par les troupeaux.

David Henguely, berger par passion

«J’ai choisi ce métier de berger transhumant parce que j’aime ce mode de vie. Être dans la nature avec ses animaux et braver les intempéries, ça me comble. Voilà huit ans que je repars sur les sentiers chaque hiver, en compagnie de Pascal qui m’apprend le métier grâce à sa longue expérience. Deux ânes transportent la chambre à coucher et la cuisine, nous assurant ainsi notre liberté de mouvement. Un bon berger est celui qui se dévoue corps et âme à son troupeau, faisant passer les moutons avant lui. Jour après jour, la recherche d’herbe me dirige. Suivant le temps et les précipitations, je change mon itinéraire. Parfois, je reste une journée entière au même endroit, d’autres fois je parcours plusieurs kilomètres. Le but est d’avancer le moins possible et à faible vitesse, afin d’engraisser les agneaux. La majorité des personnes rencontrées sont heureuses de voir arriver le moutonnier. Nous rythmons l’hiver des gens, année après année.»