Nature
Une start-up lausannoise remplace le pétrole par du bois

Et si la lignine, cette molécule présente dans le bois, pouvait remplacer le pétrole? La start-up Bloom, née à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, est capable d’isoler et de valoriser ce composant.

Une start-up lausannoise remplace le pétrole par du bois

Carrelage immaculé, plans de travail rutilants, appareillage intimidant, silhouettes en blouse blanche et ­mélanges en suspension dans des tubes à essai: à première vue, le local qu’occupe la start-up Bloom Biorenewables Sàrl. ressemble à n’importe quel autre laboratoire. Mais c’est compter sans la matière première qu’exploitent ces chimistes et qui recouvre une longue table de travail: il y a de lourdes bûches, des copeaux de bois, de la sciure, des coquilles de noix, des noyaux d’amandes et des dizaines d’autres produits ligneux, soigneusement étiquetés.

«Nous testons une multitude de matériaux afin d’évaluer leur concentration en lignine», explique Rémy Buser, l’un des cofondateurs de Bloom. La lignine? «C’est un des composants du bois, précise le chimiste qui, début 2018, a lancé sa start-up pour valoriser un savoir-faire développé par le Laboratoire des procédés durables et catalytiques de l’EPFL. Au niveau moléculaire, la lignine joue le rôle de colle, c’est elle qui est responsable de la solidité du bois.» Surtout, la lignine constitue une solution prometteuse, parce que renouvelable, de remplacement du pétrole. Reste à la séparer des autres composés du bois: c’est là que les choses se corsent.

Le bois a une odeur

Pour extraire la lignine, les chimistes du labo lausannois affinent leur processus depuis plusieurs années. «Voilà ce que l’on appelle notre «soupe magique», sourit Rémy Buser en désignant un récipient en verre dans lequel macère un liquide sombre. On broie le bois ou les coquilles de noix avant de plonger cette matière ligneuse dans un liquide et de provoquer une réaction en le chauffant. Le bois libère ainsi l’hémicellulose et la lignine pour se transformer en cellulose pure, qui est récupérée sous forme de fibres.» Il ne reste alors plus qu’à isoler la précieuse lignine de l’hémicellulose.

Rémy Buser soulève délicatement une fiole contenant un liquide ambré. Lorsqu’il l’ouvre, une odeur puissante se répand dans le laboratoire, mélange entêtant qui rappelle à la fois le clou de girofle, la vanille et le lard grillé. «C’est la lignine, dit Rémy Buser. Son parfum, que notre cerveau associe à l’odeur de fumée ou de barbecue, est bien reconnaissable. C’est fascinant de pouvoir obtenir cette molécule si particulière à partir d’un simple morceau de bois.» Au-delà du progrès scientifique qu’illustre cette expérience, la lignine est surtout une molécule qui intéresse bon nombre de clients, à commencer par l’industrie de la parfumerie et des arômes. Des entreprises qui travaillent bien souvent avec des molécules tirées du pétrole. «Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est le cas pour de nombreux composés aromatiques, comme celui de la vanille. Si la chimie industrielle s’appuie volontiers sur des dérivés du pétrole, c’est parce que c’est une matière que l’on connaît bien.»

Mettre sur le marché une molécule indispensable au monde industriel et basée sur un processus renouvelable, c’est un peu comme mettre la main sur la poule aux œufs d’or. D’autant que la lignine extraite par Bloom peut également remplacer le pétrole dans de nombreux autres domaines, des polymères au carburant pour le trafic maritime. Des investisseurs s’intéressent déjà à la technologie développée par les Lausannois, qui sont actuellement en pleine levée de fonds afin de passer, d’ici quelques années, à une production industrielle.

Le pétrole aux oubliettes?

Longtemps ignoré par les chimistes, le bois prend une nouvelle dimension alors que les projets de recherche comparables à celui de Bloom se multiplient autour de la planète. En ligne de mire, la valorisation de chacun de ses composants: «À l’heure actuelle, on utilise la biomasse qui nous entoure de manière inefficace, constate Rémy Buser. Branches, écorces et déchets, tout ce qui n’est pas valorisé dans la construction ou la fabrication de papier est condamné à être brûlé. C’est certes déjà bien d’en tirer de l’énergie, mais on peut faire encore mieux que cela, tout en gérant nos forêts de manière durable.»

Entre 2010 et 2017, un programme national de recherche, le PNR66 (voir l’encadré ci-dessous), a d’ailleurs été consacré à cette thématique: «Aux yeux d’un chimiste, le bois est un matériau formidable, confirme Enrico Bellini, du bureau de conseil bernois IC Infraconsult, impliqué dans le transfert des connaissances et des technologies pour le PNR66. Nous en sommes encore aux balbutiements de sa valorisation chimique, mais cette approche est promise à un bel avenir.»

Pour le spécialiste, Bloom figure parmi les fers de lance de ces laboratoires suisses qui défrichent des pistes encore méconnues. Certains d’entre eux explorent le potentiel de la cellulose sur le marché des fibres naturelles, d’autres extraient les tanins du bois pour créer des colles ou créent du bioéthanol à partir de résidus ligneux. «Ces recherches ont en commun de proposer des alternatives renouvelables crédibles au pétrole, mais aussi d’ouvrir de nouvelles perspectives pour l’industrie forestière suisse en y insufflant un esprit d’innovation, ajoute Enrico Bellini. Nous nous efforçons désormais de mettre en réseau les acteurs de ce milieu et de créer un centre de compétence national consacré à ces produits que l’on appelle biobasés.»

Dans le laboratoire lausannois, une détonation retentit soudain. Pas de panique: ce n’est qu’une poignée de noyaux d’abricots concassée par le broyeur. Dans quelques heures, les chimistes de Bloom en auront extrait des molécules qui, si l’avenir leur donne raison, vaudront sans doute bien plus que l’or.

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Clément Grandjean

Dessiner l’avenir de nos forêts

Fin 2017, le programme national de recherche PNR66 est arrivé à son terme. Sobrement intitulé «Ressource bois», il explorait quatre champs de recherche: construction, amélioration des caractéristiques du bois, bioraffinage et durabilité de l’approvisionnement. Mettant en relation autorités, industriels et scientifiques, il a abouti à des résultats qui permettent de rêver d’une utilisation optimisée et durable des ressources de nos forêts. Parmi leurs recommandations, les instigateurs du PNR66 encouragent le Conseil fédéral à lancer une stratégie nationale de bioéconomie.