Décryptage
La révolution électrique des machines agricoles se fait attendre

Des tracteurs sans diesel dans nos champs? Il semblerait que ce ne soit pas pour demain, au vu d’un marché pour l’instant au point mort. Seul un constructeur helvétique semble tirer son épingle du jeu.

La révolution électrique des machines agricoles se fait attendre

C’est un véritable tournant pour le marché de la voiture de tourisme: en 2020, 8% des automobiles neuves immatriculées en Suisse étaient électriques. Leur nombre a bondi de 48% en un an et cette progression n’est visiblement pas près de s’arrêter. Mais qu’en est-il des véhicules agricoles? Force est de constater qu’on est encore bien loin de cette spectaculaire évolution. Non pas par manque d’intérêt des agriculteurs, mais bien à cause de l’absence remarquable d’alternatives aux modèles à propulsion thermique sur le marché.

Voilà pourtant une dizaine d’années que les prototypes se succèdent, à grand renfort d’effets d’annonce, sur les différents salons européens du machinisme agricole. Mais ni John Deere, ni Fendt et encore moins New Holland ne sont parvenus à proposer
un engin 100% électrique suffisamment convaincant pour être industrialisé. Comment expliquer un tel retard chez les tractoristes? Quand pourra-t-on enfin travailler aux champs sans émettre de CO2? «Il faut se rendre à l’évidence, il n’y aura rien de disponible à large échelle avant dix ans, observe l’agronome Roman Engeler, responsable de la revue Technique agricole et fin observateur de ce marché. Les obstacles techniques sont encore aujourd’hui trop nombreux.»

La batterie, une fausse piste

Si l’électricité en tant que ressource énergétique fait l’unanimité – son potentiel de production pour l’agriculture suisse est estimé à 2100 GWh/an –, c’est son stockage qui pose aujourd’hui le plus de problèmes aux constructeurs: pour un tracteur de 68 chevaux disposant d’une autonomie de quatre heures (soit une charge de 50%), il faut compter 600 kg de batteries. Soit un volume de 300 litres, qu’on peut aisément imaginer sous un capot. La donne change pour une machine de 500 CV: pour dix heures d’autonomie, 15 tonnes de lithium-ion s’avèrent nécessaires, occupant 5 mètres cubes. Le constat est sans appel: plus la bête est puissante, plus il est difficile de compter sur les seules batteries. «C’est une fausse piste dès que l’on excède 120 CV, confirme sans ambages Roger Stirnimann, qui enseigne le machinisme agricole à la Haute École des sciences agronomiques de Zollikofen (BE). Sans compter que l’autonomie est très limitée et le temps de recharge beaucoup trop long.»

Séduisant en théorie, le tracteur électrique de puissance moyenne n’a donc pas encore passé le stade du prototype. Restent les petits, de moins de 100 CV: «C’est un segment de marché trop modeste, inintéressant à exploiter pour ces multinationales qui visent un haut niveau de rentabilité», analyse Roman Engeler.

 

L’exception Rigitrac

Une exception vient cependant confirmer la règle. Il s’agit du tractoriste de Küssnacht am Rigi (SZ) Sepp Knüsel, génial inventeur du Rigitrac à châssis pivotant, qui s’apprête à mettre sur le marché ces prochains mois un tracteur de 40 kW, soit 55 CV. Après avoir planché trois ans sur le concept, il se lance en effet dans la fabrication en série de ce modèle alimenté par une batterie lithium-ion de 50 kWh, offrant une autonomie de cinq heures. Ses quatre moteurs électriques équipent les prises de force avant et arrière, ainsi que l’entraînement et la pompe hydrostatique destinée au maniement des outils. «Sans entrer dans le détail, ce système autorise à la fois une économie et un gain d’efficacité. C’est véritablement un nouveau concept, salue Roger Stirnimann. Imaginer qu’il suffit de remplacer un moteur thermique par un bloc accumulateur-génératrice est beaucoup trop simpliste.» C’est pourtant ce qu’a proposé Fendt avec son e100 Vario, lors du salon Agritechnica en 2017. Un prototype resté depuis lettre morte.

De son côté, l’américain John Deere, après avoir vainement creusé cette même piste pendant plusieurs années, explore désormais les possibilités de l’électrification partielle, bien plus prometteuse aux yeux de Roger Stirnimann. «La grande nouveauté, c’est de combiner sous le capot les deux technologies, explique l’expert. L’unité hydraulique est en effet remplacée par un bloc électrique (génératrice et moteur) qui assume la transmission et peut en outre fournir 100 kW à des éléments externes.» L’intérêt tient au rendement: la totalité de la puissance issue de la combustion est ainsi convertie en énergie. «À court terme, c’est bien cette technologie mixte qui semble la plus intéressante. Il n’y a guère d’autre solution que le thermique pour produire l’électricité nécessaire.»

Merlo va de l’avant

Reste le segment des autres véhicules agricoles (valets de ferme, chargeurs télescopiques, etc.) qui, lui, semble ouvrir des perspectives prometteuses. «Les enjeux ne sont pas les mêmes pour cette gamme, rappelle Roman Engeler. Ils ne sont utilisés que quelques heures par jour, restent en général aux abords d’un bâtiment et servent à la manutention, pas à la traction.» Profitant de ces besoins en autonomie et en puissance bien moindres que ceux de leurs voisins de hangar, les constructeurs comme JCB ou Weidemann sont tous sur le point d’élargir leur catalogue avec une version 100% électrique. La firme italienne Merlo mettra quant à elle cet été son premier chargeur télescopique électrique – 90 CV pour quatre roues motrices, huit heures d’autonomie – sur le marché suisse. «Les commandes affluent déjà», assure Sébastien Thiébaud, responsable de la marque pour Bucher Landtechnik. Paysans, mais aussi industriels et collectivités sont convaincus par les atouts de ce mode de propulsion: moins d’émissions de gaz à effet de serre, moins de bruit, mais aussi une source d’économies à court terme: «Une journée de travail coûte ainsi 10 francs, contre 100 avec un moteur diesel, précise le commercial. «Sur une utilisation moyenne annuelle de 400 heures, l’économie pourra atteindre les 3500 francs!» Reste que la version «propre» du télescopique vert pomme sera 35% plus chère que sa version thermique. Chez Rigitrac, on évoque – en contrepartie de coûts d’utilisation 75% plus faible – un prix d’achat deux fois plus élevé. Prix encore très hauts, technologie balbutiante, constructeurs frileux: pour voir des tracteurs silencieux au travail dans les champs, revenez dans dix ans!

 

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): DR

Tracteurs de l’année: le palmarès

Tous les deux ans, les lecteurs de Terre&Nature et du Schweizer Bauer élisent leurs Tracteurs de l’année. L’édition 2020 du concours a livré ses résultats: Fendt peut revendiquer le titre de grand champion en catégorie «tracteurs», en occupant les deux premiers rangs du classement avec ses 211 Vario S3 et 314 Vario S4, le 6120M de John Deere complétant le podium. Du côté des véhicules de montagne, le TP 410 d’Aebi récolte le plus de suffrages, devant le Metrac H75 de Reform et le TT 206, d’Aebi encore une fois. Chez les chargeurs télescopiques, c’est Manitou qui l’emporte haut la main pour son MLT 420, avec en deuxième et troisième places le T4212 de Weidemann et le 542-70 AgriPro de JCB. Enfin, les chargeurs frontaux sont dominés par le Weidemann 1390, qui devance Schäfer et son 2630, suivi de Kramer et son KL 14.5.

Des atouts en série

Peu d’usure, des réglages extrêmement faciles, pas d’influence de la température sur le fonctionnement et, surtout, une seule pièce en mouvement: le moteur électrique est bien plus simple que son équivalent thermique qui comporte des centaines d’éléments liés les uns aux autres (boîte de vitesses, transmission, embrayage, injection, refroidissement, échappement, etc.) «En matière de fabrication, de longévité et de maintenance, la balance penche largement en faveur du système électrique», reconnaît Roger Stirnimann. En outre, l’électricité n’étant pas soumise à des variations en viscosité et température, au contraire de l’huile, le rendement d’un tel moteur dépasse les 90% contre à peine 40% pour un bloc traditionnel.