spécial 120 ans
La remuante icône qui a donné au vin suisse une existence internationale

Chaque mois, nous partons à la rencontre d’une personnalité qui a marqué le monde agricole romand ces cent vingt dernières années. De fait, l’éclat de Marie-Thérèse Chappaz brille bien au-delà du Valais.

La remuante icône qui a donné au vin suisse une existence internationale

Si les vins suisses, en 2018, commencent à luire d’un éclat encore timide sur la scène internationale, c’est évidemment grâce à leurs qualités, mais aussi à Marie-Thérèse Chappaz. L’engouement suscité par sa personnalité et ses créations n’a jamais cessé depuis sa première vendange en 1988. Désignée Vigneronne de l’année 1996, Icône du vin suisse et Lady of Wine en 2015 ou encore «Valaistar» en 2017, la Valaisanne est en outre montée en puissance dans l’influent guide Parker des vins, jusqu’à la note fabuleuse de 99/100 pour deux de ses surmaturés en 2018. «Elle a mis en lumière au-delà de nos frontières la viticulture valaisanne et suisse en général. Grâce à elle, on a enfin existé», salue l’œnologue cantonale Corinne Clavien.

Une pionnière
A priori, cette fille d’une photographe animalière et d’un avocat se voyait plutôt sage-femme. «Mon père m’a poussée vers le métier de vigneronne, peut-être parce que je suis fiable, estime-t-elle aujourd’hui. Je n’y étais disposée ni physiquement ni moralement, et en plus, j’apprends lentement. Mais je préférais être à la vigne plutôt qu’à l’hôpital, et c’est ce qui a fait pencher la balance.» Avec, sans doute, un fort attachement au terroir et au patrimoine valaisans, hérités notamment de son oncle, l’écrivain Maurice Chappaz, et de son grand-oncle Maurice Troillet, personnalité politique de premier plan. «Lorsque, à 17 ans, j’ai reçu une vigne qui lui avait appartenu, j’ai senti très fort sa présence, raconte-t-elle. La fidélité à mes ancêtres est un de mes moteurs. J’avais d’ailleurs été tentée par la poésie ou l’engagement politique. Je suis amoureuse de mon canton.»
Pour concrétiser cet engagement à sa manière, Marie-Thérèse a d’abord cassé les a priori en obtenant son diplôme d’œnologue, sur les talons de pionnières comme Corinne Clavien, Marie-Bernard Gillioz et Madeleine Gay. Elle est devenue la première femme du Valais à créer seule un domaine viticole, qui compte aujourd’hui 10 hectares. Durant ses études à Changins (VD), elle a dû passer outre les commentaires doctement sexistes de certains, profitant bien plus de l’expertise de son mentor ­Didier Joris, qui y enseignait à l’époque et lui servira d’œnologue-conseil pour ses premières vinifications. «Elle doute de tout, mais quand elle croit à quelque chose, elle va jusqu’au bout», commente affectueusement celui qui est resté un ami fidèle. C’est lui qui lui présentera en 1996 Michel Chapoutier, chantre de la biodynamie dans son domaine des côtes du Rhône. La vigneronne s’est sentie immédiatement attirée par ce mode de culture: «C’est comme si on m’avait ouvert une fenêtre sur un vaste espace, après avoir été confinée dans une petite pièce, image-t-elle. Je souffrais de travailler avec du désherbant, je n’en dormais pas… La biodynamie a apporté du sens à mon travail, et une dimension spirituelle supplémentaire à ma vie.»
Dans un Valais qui a pourtant vu la genèse de la démarche culturale raisonnée, la conversion de Marie-Thérèse n’est pas passée inaperçue. «Elle est l’une des premières viticultrices à s’être interrogée sur la conduite de la vigne au niveau environnemental. Cela a ouvert des possibles, salue Corinne Clavien. À l’époque, on l’a regardée comme une extraterrestre.» Cet engagement a valu à la vigneronne la médaille du Mérite agricole (français!) et le Prix de la créativité des femmes en milieu rural, décerné en 2018 par la Fondation Sommet mondial des femmes.

Personnalité authentique
Consciente de l’importance de ces distinctions en termes d’émulation, elle ne se soustrait pas à la notoriété, la mettant plutôt au profit des valeurs durables et d’une vision du vigneron «à taille humaine» qu’elle défend. Avec dévouement et une modestie naturelle un peu bousculée par le plaisir qu’elle prend à l’exercice, par exemple lorsqu’elle accueille les journalistes sur son domaine. «S’il y a quelqu’un qui n’a pas la grosse tête, c’est elle, juge de son côté Léonard Gianadda, enfant de Martigny comme elle, et ami de longue date. Elle ne cherche ni la gloire ni le succès, mais juste à faire plaisir. Et elle fait honneur au Valais et contribue largement à son image positive, celle du travail accompli avec sérieux et de la valorisation intelligente d’un terroir qu’elle connaît et respecte.»

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): Marcel G.