Reportage
La jaunisse s’en prend à la betterave et met en danger le sucre suisse

Victime l’an dernier du syndrome des basses richesses et de la cercosporiose, la betterave subit cette année une attaque de virose d’une ampleur inédite. À tel point que certains planteurs hésitent à continuer.

La jaunisse s’en prend à la betterave et met en danger le sucre suisse

Des champs couleur canari, aux rangs parfois clairsemés, tels de petits tournesols qui n’auraient pas poussé: de Bienne à Cossonay et au-delà, le tableau est partout le même, à la consternation des betteraviers. Car après une campagne 2019 marquée par la sécheresse et les maladies bactériennes et fongiques, c’est le virus de la jaunisse, véhiculé par des pucerons, qui donne sa couleur à l’année 2020. Et pourrait en faire un millésime très moyen en termes de tonnage et de rendement – voire carrément morne si l’on considère le moral des planteurs.

Des pucerons en masse
À Ursins (VD), à deux pas de sa ferme de Pomy, Marc Saugy se désole devant une parcelle particulièrement marquée par la maladie. «On a semé fin mars et l’altise s’est jetée sur les jeunes pousses, qui avaient déjà levé en deux fois à cause de la sécheresse printanière, soupire-t-il. Surtout, dès la mi-mai, de fortes attaques de pucerons se sont fait sentir. Les plantes étaient littéralement envahies d’insectes. On a d’abord vu quelques points jaunes dans les champs, puis des cercles allant s’élargissant avant de teinter l’entier de la culture.»

Avec une photosynthèse entravée alors que l’ensoleillement commençait à raccourcir, les betteraves ont fortement ralenti leur croissance et les nouvelles feuilles n’ont pas tardé à prendre la même couleur. Résultat, des racines chétives malgré un pivot bien développé. «Le taux de sucre ne va sans doute pas battre des records, s’inquiète l’agriculteur, qui cultive actuellement 15 hectares de betteraves. En tout cas, je n’ai jamais rencontré pareille situation en trente ans de métier.» Un constat partagé partout, même en France, relève-t-il en faisant état d’échanges avec des collègues de l’Hexagone.

Le fond du problème, c’est l’interdiction des semences enrobées de néonicotinoïdes, généralisée en Europe et en Suisse depuis deux ans. Une décision que Marc Saugy peine à comprendre, comme beaucoup de ses collègues planteurs. «La betterave ne fleurit pas et n’attire donc pas les abeilles, souligne-t-il. Et surtout, on ne nous a proposé aucune solution de rechange efficace.» De fait, face à une poussée d’insectes inédite due à un hiver trop doux, le pirimicarbe proposé comme solution de rechange s’est vite retrouvé en rupture de stock. Les betteraviers conventionnels ont dû se rabattre sur les traitements insecticides de surface, nettement moins performants. Une incohérence aux yeux du paysan de Pomy: «Je m’interroge sur le bilan CO2 de plusieurs passages en tracteur pour des aspersions à faible rémanence, surtout sur une parcelle dont la productivité finale sera peut-être réduite de 40%.»

Pronostic pessimiste
S’il réaffirme son goût pour la culture de la betterave, «difficile mais intéressante», Marc Saugy pense réduire sa surface à 11 hectares, voire 8, en fonction des résultats de la campagne en cours. «Je serai loin de mes objectifs moyens de 80 à 85 tonnes/hectare, et sans doute en dessous des 67 t/ha de l’an dernier, pronostique-t-il. Avec les malus occasionnés par de faibles taux de sucre et d’extractibilité, la rentabilité ne sera guère au rendez-vous et on n’atteindra pas le quota de production fixé par Sucre Suisse SA (ndlr: 150350 tonnes de sucre pour la Suisse occidentale). Et je ne suis pas très enclin à me satisfaire de paiements directs perçus sur des champs improductifs… dont la vue blesse mon œil d’agriculteur.»

Président des betteraviers de Suisse occidentale (ABSO), Pierre-Alain Épars con-
firme l’étendue de la jaunisse, toutes variétés confondues, mais nuance un peu le tableau. «Estimer l’impact réel du virus sur le rendement est encore difficile à cette heure. Avec une météo favorable d’ici octobre, on évitera les 30 à 40% de pertes que certains redoutent. Les premiers sondages de fin juillet étaient d’ailleurs dans la moyenne de ces cinq dernières années (ndlr: 42,2 t/ha et un taux de sucre de 14,6%, contre 40,1 t/ha et 15,6% de 2015 à 2019). On essaie donc de motiver nos collègues, mais c’est vrai que le climat est pesant. Et on risque de perdre de la surface betteravière à l’issue de cette année compliquée.»

Dérogation provisoire
Les betteraviers mobilisent donc leurs soutiens politiques pour obtenir de l’Office fédéral de l’agriculture qu’il revoie sa décision, au moins de façon transitoire – ou propose une solution efficace. «Le mieux serait que l’Union européenne revienne en arrière sur cette interdiction que des pays comme la Pologne, la République tchèque, la Belgique ou l’Autriche ont de toute façon déjà assortie de dérogations, note Pierre-Alain Épars. La France semble d’ailleurs se diriger vers cette voie, comme l’indique une récente déclaration du gouvernement. La Suisse n’aurait ainsi pas à se singulariser sur cette cause, peu porteuse dans le climat actuel.»

«Le temps presse, car les décisions à prendre sur les rotations de cultures pour 2021 se prennent actuellement, souligne Marc Saugy. L’enjeu est ni plus ni moins le maintien de la production sucrière suisse: en deçà d’une certaine surface (ndlr: 18000 hectares en 2020), la filière du sucre n’aurait pas d’autre option que de fermer une de ses deux sucreries. «Or la seconde verrait alors ses frais prendre l’ascenseur et son efficience économique baisser, et ce serait probablement le début de la fin, pronostique Pierre-Alain Épars. Avec les conséquences qu’on imagine sur l’emploi, sur les prix du sucre importé, sur le label swissness, etc.» Et une question aujourd’hui sans réponse: par quoi remplacer la betterave dans les rotations?

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): Thierry Porchet/DR

Questions à...

Guido Stäger, PDG, Sucre Suisse SA

Que fait Sucre Suisse pour dissuader les agriculteurs d’abandonner la betterave?
La sélection de variétés résistantes au SBR fait certains progrès, et les premiers résultats sont attendus avec la récolte de cette année. En ce qui concerne la jaun

isse, le centre betteravier (CBS), la Fédération suisse des betteraviers (FSB) et Sucre Suisse SA sont en contact étroit avec l’OFAG pour trouver des solutions. Actuellement, les conditions sont difficiles pour toute l’agriculture… La branche sucrière n’y échappe pas, mais elle met tout en œuvre pour trouver des solutions en collaboration avec tous les partenaires concernés.

Des rumeurs évoquent la fermeture d’une des deux sucreries… Un scénario envisagé par Sucre suisse SA?
Il n’est pas question de fermer une de nos usines. Nous sommes persuadés qu’avec l’étroite collaboration des planteurs, des organisations faîtières, de l’OFAG et d’Agroscope, et le soutien nécessaire du politique, il sera possible de stabiliser les surfaces de la culture de betteraves et de maintenir un minimum d’autosuffisance en sucre dans notre pays.

+ D’infos www.zucker.ch