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La filière de la viande dans l’incertitude

Le risque d’une possible baisse de la consommation inquiète nombre de producteurs. Dans un secteur anticipant la demande plusieurs mois à l’avance, un effondrement des prix pourrait avoir de lourdes conséquences.

La filière de la viande dans l’incertitude

«En quarante-sept ans de métier, je n’ai jamais vu une situation pareille, souligne Pierre Oppliger, de Sonceboz-Sombeval (BE). Pourtant, j’ai déjà traversé plusieurs crises, comme celle de la vache folle. Mais là, le marché change de jour en jour, on ne peut faire aucune prévision.» Le désarroi de ce marchand de bétail est symptomatique d’une filière qui a perdu toute stabilité. Dans ce contexte où règne l’insécurité, il est difficile de faire coïncider l’offre de viande avec sa demande. Certains bouchers s’étonnent que leur clientèle plutôt friande de côtelettes pour les grillades du dimanche leur achète soudainement des demi-porcs… Mais cette hausse momentanée de la demande – les consommateurs faisant des réserves en remplissant leur congélateur – sera-t-elle suivie par une chute massive? D’autres voient déjà leurs commandes s’effondrer et certains morceaux, guère cuisinés par les particuliers, ne trouvent plus preneur. Restaurants, cantines scolaires ou d’entreprise, traiteurs: toute une branche qui se fournit avec des quantités considérables de viande est en effet à l’arrêt.
À l’entreprise Marmy Viande en Gros SA, à Estavayer-le-Lac (FR), le plus grand abattoir de Suisse romande, la situation actuelle est également contrastée. «La demande pour les cuisses et les devants, des morceaux qui finissent dans les grandes surfaces, est stable, voire en augmentation, explique son directeur, Bruno Marmy. Par contre, les ventes d’aloyaux (entrecôtes et filets) sont en chute libre. Ces pièces sont majoritairement vendues dans la gastronomie. Nous ne prévoyons cependant pas de réduire l’abattage.» L’entreprise recherche donc des solutions pour valoriser ces morceaux, la congélation dans l’attente de jours meilleurs représentant une des pistes étudiées.

Une décision incomprise

Cette situation pour le moins particulière a un impact direct sur les producteurs. Du côté des prix, ceux-ci font grise mine. Proviande a en effet annoncé pour cette semaine une diminution du prix de référence pour le bétail bovin de boucherie de 10 à 20 centimes par kilo, selon la catégorie. «On s’y attendait, observe Yves Pittet, qui gère, à Moudon (VD), la Société Vaud-Genève des producteurs de bétail de boucherie. Cette baisse, qui représente en moyenne 70 francs pour une vache, est néanmoins encore gérable.»
Ce n’est cependant pas l’avis de tous. Dans ce contexte tendu, nombre de producteurs se sentent otages d’un système qui leur impose des prix sans qu’ils aient de marge de manœuvre. Engraisseur à Pampigny (VD), Claude Tardy peine à comprendre cette décision, alors que la semaine passée il manquait de vaches pour répondre à une demande en hausse. «Le système manque de transparence, regrette-t-il. Il paraît que la production indigène serait pénalisée par l’importation de morceaux nobles avant la fermeture des restaurants et restés invendus à la suite de cette décision.» Yannick Chambaz, de Bremblens (VD), craint que certaines de ses bêtes ne trouvent pas preneur alors qu’elles sont prêtes à être abattues. «Je risque alors des déductions supplémentaires, car elles seront trop lourdes lorsqu’on me les acceptera.»

Appel à la solidarité

«Cette nouvelle tabelle de référence n’est pas le plus grave, tempête Pierre Oppliger. Bell et Micarna proposent un prix nettement en dessous du prix officiel! Ils justifient ces prix inadmissibles par l’incertitude quant à la consommation de la clientèle ces prochaines semaines. Ils évoquent aussi un personnel restreint, une équipe étant au travail et l’autre restant à la maison en confinement pour assurer le maintien de l’activité si la première est contaminée. Profiter ainsi de la situation est honteux. Il serait préférable que les fournisseurs soient solidaires et refusent de livrer dans de telles conditions, sinon les prix vont encore baisser.»
Les seuls qui semblent échapper à cette situation sont les boucheries de campagne, où la demande est très forte. Celle-ci a explosé ces derniers jours, confirme Raphaël Krebs, boucher à Orny (VD). «Cette semaine, nous allons doubler l’abattage. Beaucoup de gens ont désormais peur de se rendre dans les grandes surfaces et reviennent aux commerces locaux.»

Texte(s): Véronique Curchod
Photo(s): DR

questions à

Jean-Philippe Mange, vétérinaire rural et équin à Senarclens (VD)

Les éleveurs sont inquiets: le maintien d’un service vétérinaire est-il assuré?
Comme tous les cabinets, nous continuons à garantir les soins médicaux ne pouvant pas être différés, conformément aux recommandations de l’Association suisse de médecine des ruminants et de l’Association suisse de médecine équine. La médecine bovine, où nous intervenons en règle générale principalement pour des consultations relativement urgentes, est beaucoup moins impactée que la médecine équine. Dans ce domaine-là, nous avons drastiquement réduit notre activité.

Comment cette situation touche-t-elle votre pratique quotidienne?
En tant que profession médicale, nous devons montrer l’exemple. Nous avons formé deux équipes, afin de pouvoir continuer à assurer un service 24 h sur 24 à notre clientèle rurale: l’une d’elles est sur le terrain, l’autre est confinée à la maison avec un minimum de contacts sociaux, afin de pouvoir prendre la relève si la première est contaminée. Nous veillons à intervenir un maximum sans l’éleveur et respectons scrupuleusement les consignes d’hygiène. Nous avons eu également des échanges avec des collègues, afin d’assurer la prise en charge de la clientèle si un cabinet devait fermer.

Bon à savoir

Tous les marchés de bétail de boucherie étant désormais interdits, la filière s’est organisée pour permettre aux éleveurs de continuer à livrer leurs bêtes. Les exploitants vaudois peuvent ainsi annoncer leurs animaux à la Société Vaud-Genève des producteurs de bétail de boucherie, à Moudon (VD). Celle-ci gère ensuite le transport de la ferme à l’abattoir (où la bête sera évaluée par un taxateur neutre mandaté par Proviande) ainsi que le paiement. La suspension des marchés a cependant un impact sur les prix. Car, si Proviande publie chaque semaine des prix de référence, les bêtes vendues sur les marchés bénéficient souvent d’une surenchère qui peut atteindre 60 à 70 centimes le kilo.